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Creuser l'exigu

Poésie d’un lieu connu où l’on manque malgré tout d’assises, Et arrivées au bout nous prendrons racine dit le désir de se réapproprier un territoire aimé, mais parfois violent.

Poésie

Poésie d’un lieu connu où l’on manque malgré tout d’assises, Et arrivées au bout nous prendrons racine dit le désir de se réapproprier un territoire aimé, mais parfois violent.

Dans le premier recueil de Kristina Gauthier-Landry, la recherche d’origines se conjugue à la lente et attentive distillation du lieu. Nous sommes en Basse-Côte-Nord. Là où «le ciel bleu fou / nous rend malades / de ne plus savoir comment / lui appartenir». Là où l’espace, dans une porosité active entre le dehors et le dedans, déborde et s’immisce sous la peau; bouscule les cognitions; avale, berce et digère. Ici, le territoire «force la patience»: on apprend à être adultes «en lisant le TV hebdo». Ici, même «le prélart roule / d’ennui», tandis que les divertissements se font rares. Portée par une langue simple, la beauté passe, dans ce livre, par l’esprit de concision et le souci du détail.

Entre écoulement et fixité

Dans ce livre imprégné d’une mélancolie tantôt douce, tantôt acerbe, dans lequel le suicide affleure çà et là, on suit le chemin d’une voix au «je», de l’enfance à l’âge adulte. Quelque chose a désarrimé le sujet poétique du paysage, une sorte de délitement tranquille et pernicieux qui fait que les «mémoires sont entravées», que les yeux ont des «œillères», et que les émotions, au lieu de rester tapies dans la cage thoracique, débordent. «[M]ets ma peine dans un thermos / porte-la sur ton dos / fumante / jusqu’au lac gelé», peut-on lire. Si même sa peine ne peut lui appartenir, qu’elle part ailleurs pour veiller les autres, on comprend la difficulté du sujet à trouver une armature pour asseoir son identité.

Il n’y a pas que les émotions qui soient mobiles; les demeures aussi bougent: «mais où est la maison / j’étais pourtant certaine / de l’avoir laissée là». C’est possiblement parce que les espaces sont vastes et les mots, rares, que tout semble propice à se défaire de la mainmise du sujet. On éprouve de la difficulté à connaître ses origines; à trouver un fil, une histoire, un endroit où être durablement. La voix poétique chemine vers ce que la langue fixe et arrête. Elle cherche à faire coïncider ressenti et langage pour «avancer prudemment dans sa colère» dans cet univers favorable aux écoulements.

Une beauté concise

Portée par une langue simple, la beauté passe, dans ce livre, par l’esprit de concision et le souci du détail. Grâce à une économie de moyens intelligente et sensible, on parle de «baloney», de «bardeaux», de «hot-dogs». En ce sens, la poésie de Gauthier-Landry privilégie les nomenclatures douces-amères. Par exemple, égrenant quelques plaisirs d’enfance, un «sac de chips / un crush aux fraises / un tour de char / au dépanneur», l’autrice conclut brutalement qu’elle énumère ici «tous les bonheurs disponibles», montrant à quel point les joies sont réduites. Ingénieuses, les listes révèlent comment on vient rapidement à bout de l’exhaustivité dans un contexte de silence et de manques.

Comment travailler à partir de ce qui est étriqué, de ce qui ne se dit pas facilement? C’est là tout le propos du recueil, qui annonce dès son titre sa volonté d’épuisement du lieu, sa poétique de la finitude. C’est en allant au bout et peut-être au-delà que la voix poétique pourra se circonscrire.

S’ancrer

Dans les poèmes de Gauthier-Landry, «le ravissement est proche», souvent retardé, déjoué par une vague tristesse. Un délicat changement de tonalité s’impose dans les dernières sections. Au début du recueil, on se demande quelles généalogies sont possibles quand des mères ont marié des «horizons» plutôt que des pères. Peut-on réellement être l’enfant du paysage? Au fil des pages, les aïeules apparaissent plus incarnées. Certains poèmes sont désormais écrits au «nous», un «nous» formant une communauté de femmes qui «bris[ent] le silence / pour nommer / les choses belles». Surtout, de cette parole recouvrée naît une forme d’ancrage, alors qu’«on met les preuves de notre naissance / dans nos poches / pour s’en faire un collier». À mesure que s’épuisent les transvasements, la voix poétique fixe son identité. On rompt avec la solitude.

Or, si porteuse d’espoir que puisse être cette inclination à un devenir heureux, je la trouve un peu précipitée dans cet opus pourtant si cohérent. Peut-être aurais-je voulu qu’on s’attarde plus longuement à ce paysage douloureux et fuyant? Toujours est-il qu’Et arrivées au bout nous prendrons racine demeure une réussite: il donne à lire des textes à la fois tendres et inquiétants qui n’ont pas peur de leur propre cruauté.

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Kristina Gauthier-Landry
Saguenay, La Peuplade
2020, 128 p., 19.95 $