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Créer des livres comme on monte une expo

Créer des livres comme on monte une expo

Rencontre avec l’artiste tentaculaire et fondatrice des éditions Le laps, Marie-Douce St-Jacques.

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Rencontre avec l’artiste tentaculaire et fondatrice des éditions Le laps, Marie-Douce St-Jacques.

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Il y avait des labyrinthes. Il y avait des dinosaures. À huit ans, Marie-Douce St-Jacques écoule auprès de ses amis, dans son Laval natal, des copies d’un fanzine conçu à partir du Macintosh familial — son fanzine à elle, oui — très pragmatiquement baptisé Un peu de tout.

«Faudrait bien que je le réédite», laisse-t-elle tomber, plus émue que gênée, en se rappelant la lointaine genèse de sa vie d’éditrice et d’«artiste tentaculaire», formule efficace dont elle s’affuble pour apaiser les nombreux assoiffés d’étiquettes, à qui elle pourrait aussi tout simplement lancer qu’elle n’a jamais cessé d’aimer faire…un peu de tout.

Comment décrire autrement cette éternelle tête chercheuse qui pratique le collage, a joué des claviers au sein de l’importante formation de rock expérimental Pas Chic Chic et mène aujourd’hui la destinée du duo Le fruit vert? Comment décrire autrement celle qui fondait en 2013 Les éditions Le laps, afin d’offrir une tribune livresque à des artistes issus de l’art actuel ou expérimental, un projet qu’elle revendique comme partie intégrante de son curriculum vitæ d’artiste?

Illustration par Baptiste Alchourroun pour la couverture D'un certain érotisme botanique par Émilie Mouchous

Illustration par Baptiste Alchourroun pour la couverture D’un érotisme botanique par Émilie Mouchous.

«Le laps se rapproche en quelque sorte d’un travail de com-missariat», fait-elle valoir en pigeant dans le vocabulaire du musée afin de parler d’édition. «C’est comme si j’organisais une petite expo par année, sous la forme d’un livre. Sans images.»

«Ma première initiation aux écrits d’artiste, c’était un texte de Jean Dubuffet dans lequel il disait que pour décrire son état de présence au monde quelque chose comme «J’assume mon rôle de danseur ivre»», se souvient l’éditrice de quarante ans. «Cette phrase m’a sidérée et m’a accompagnée des années durant. J’ai aussi plongé dans les correspondances de Vincent Van Gogh, ses Lettres à son frère Théo, que j’ai dévorées et annotées. J’ai toujours trouvé que les écrits d’artistes étaient riches et portaient en eux une part de vérité crue, un regard très franc sur le monde.»

«C’est facile, faire du beau»

En 1997, alors qu’elle est toujours adolescente, la jeune mélomane fonde le fanzine aMAZEzine!, aujourd’hui sujet d’un culte grâce aux entrevues avec le groupe franco-britannique Stereolab ou le chanteur américain Jon Spencer qu’il contenait, ainsi que grâce au 45 tours de Godspeed You Black Emperor! (le premier!) qui y sera encarté (un fait d’armes qui colle depuis aux fesses de l’artiste).

Mettre sur pieds Le laps, c’était aussi revenir à cette époque où, avec un peu plus de sérieux qu’au temps de son fanzine de gamine, Un peu de tout, Marie-Douce St-Jacques s’initiait sans s’en rendre compte au b.a.-ba de l’édition, un rôle tenant dans son cas davantage de l’opiniâtre et soigneux artisanat que du réel et bête entrepreneuriat.

«J’ai réalisé un jour qu’il y avait un vide dans le milieu littéraire québécois pour ce genre d’écrits», raconte-t-elle en évoquant l’influence des éditions de l’Échoppe, où logent des textes de Duchamp, Jarry, Gauguin, Courbet et Giacometti. «J’ai alors décidé de créer de petits livres qui portent chacun un réel univers, autant dans la maquette que dans le contenu, contrairement aux écrits d’artistes qui se retrouvent dans des catalogues d’expositions, ou dans des publications de centres d’artistes, et qui ont la plupart du temps une facture un peu louche. Le texte y est souvent relégué au second plan.» Alors qu’au Laps, on lui prodigue tous les soins et les intransigeances qu’il mérite.

Mais comment expliquer qu’un milieu que l’on pourrait présumer préoccupé par l’apparence des objets qu’il crée s’en branle parfois à ce point? «Ça me dépasse!» s’exclame la créatrice dans un très bref moment d’agitation — le seul de la conversation. «Je me fais parfois traiter d’esthète, de matérialiste, et je l’assume, je l’endosse, parce qu’il y a un standard sous lequel je ne veux jamais descendre. Surtout que c’est tellement facile de faire du beau. C’est pas vrai que c’est difficile.»

Intime et universel

Pensée par le dessinateur Baptiste Alchourroun, principal colla-borateur de St-Jacques au sein du Laps, la maquette minimaliste de ses tout petits livres (10 1/2 centimètres de largeur par 14 de hauteur) impose un ensorcelant effet de collection, sous le parapluie duquel des artistes présentent des œuvres d’une nature et d’une facture différentes de celles qu’on leur associe habituellement.

Un texte inédit du cinéaste expérimental montréalais d’origine japonaise Daïchi Saïto devient en 2013 Moving the Sleeping Images of Things Towards the Light, premier livre (en anglais et en français) du Laps. L’essai aux allures d’art poétique définit dès lors la mission de la micromaison, nouveau refuge de l’écrit d’artiste à la fois intime et universel, farouche et joueur, hermétique et embrassant large.

Suivront en 2014 Mollesse dure, récit expérimental de l’écrivain et artiste pluridisciplinaire Simon Brown. En 2016: Nude de chose de même, recueil de poèmes générés par algorithmes du contrebassiste Alexandre St-Onge. En 2018: Roches rencontrées, dans lequel l’artiste sonore Anne-F Jacques célèbre les objets trouvés à l’aide desquels elle crée, ainsi que D’un érotisme botanique, dans lequel une autre artiste sonore, Émilie Mouchous, chante en prose et en vers la singulière sensualité de sa relation avec la nature: «Les petits sons que font les plantes/lorsqu’elles boivent de l’eau/se comparent à écouter de très près le son/du vin qui s’oxygène/ou des légumes qui cuisent au four;/un petit son chantant, où l’on entend déjà la terre consumer/ses vivants.»

«Disons que lorsque les artistes écrivent bien, ils écrivent vraiment bien», acquiesce l’éditrice quand on lui signale, au risque d’embrasser une idée reçue, que de savoir parler de sa démarche de façon engageante compte désormais parmi les principales compétences de l’artiste. Les textes naissant de cet impératif représentent d’ailleurs souvent ce que l’art actuel a de plus digeste à offrir au monde, mais aboutissent malheureusement au bac de recyclage une fois une expo démantelée, un funeste sort auquel Marie-Douce leur permet parfois d’échapper.

Vie et mort de la grosse monographie

Elle l’avait observé en travaillant à la librairie du Centre canadien d’architecture. Elle l’avait observé aussi à la défunte librairie Formats, dont la fermeture en 2016 privait le minuscule, mais fertile, écosystème du livre d’art d’un de ses rares véritables points de chute. Le tout petit bouquin élégamment conçu, que vous pouvez glisser dans votre poche sans devoir hypothéquer votre condo, volait et continue de voler du terrain à la grosse monographie lourde comme un morceau de bitume.

Pourquoi encombrer sa table à café et assécher son compte en banque, quand on ne souhaite que goûter au vertige d’une rencontre avec l’imaginaire d’un artiste lâché lousse? «La vie est courte, pourquoi lire de longs livres?» proclamait jadis la maison d’édition parisienne Allia.

Une goguenarde devise, pulvérisant le snobisme du beau livre étalé à la vue des convives afin d’en jeter, que Marie-Douce St-Jacques fait sienne. «Sans toujours m’en rendre compte, j’ai souvent incarné le principe du do it yourself, considère-t-elle, pas seulement parce que ce que je fais est fait de manière indépendante, mais surtout parce que si j’ai commencé Le laps, c’est parce que personne d’autre ne le faisait. Au final, you do it yourself.»

 

Autoportrait, Marie-Douce St-Jacques
Autoportrait, Marie-Douce St-Jacques

Interdisciplinarité mon amour

Grâce à Marie-Douce St-Jacques, le livre au Québec n’appartient donc plus qu’aux littéraires (ou aux cuisiniers, tiens). Le voilà qui trouve de nouvelles idées dont prendre le relais à mesure que ceux qui s’expriment habituellement par d’autres moyens — installations, performances, expositions — en explorent les possibles. «Je travaille avec des artistes dont la pratique principale, ce n’est pas l’écriture, ce qui fait d’emblée du laps un projet interdisciplinaire», souligne-t-elle en revendiquant ce mot — interdisciplinarité — dont on préfère habituellement se méfier. «Moi, je trouve pourtant ça nécessaire de traverser les frontières. Je trouve ça nécessaire de les oublier, en fait.»

L’interdisciplinarité ne correspondrait en rien ici à l’éparpillement auquel elle est parfois réduite, mais plutôt à une dénégation de tout ce qui empêche d’aller là où on le veut bien. Marie-Douce avait placé, in extenso, au cœur de notes prises avant notre entretien, cette citation de l’artiste canadien Andreas Kahre: «La pratique interdisciplinaire est un peu comme traverser un paysage, le long d’un sentier spécifique, même si la totalité ou seulement une partie de ce paysage est déjà «possédé» par d’autres. C’est une condition de la production artistique dans laquelle les frontières ne sont pas tant brisées qu’ignorées.»

Face aux esprits chagrins prophétisant l’inexorable dématé-rialisation, Marie-Douce St-Jacques se réjouit que l’underground compte sur une loyale brigade de disciples grâce à qui l’objet — vinyles, cassettes, livres, fanzines, gogosses — ressemble désormais à autant de doigts d’honneur adressés aux tenants de l’efficacité à tout prix. Puissent ces morceaux de plastique et de papier, comme autant d’amulettes, protéger ceux qui les accumulent contre les dangers de l’assagissement et du compromis. ♦

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