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A coups d'étreintes

Dossier

Aujourd’hui, LQ me demande, entre autres, pourquoi j’écris. Double effort: j’ai un goût isolé pour les textes de commande d’autant plus que je ne sors presque jamais de la création. Celle de l’errance. Ne pas savoir quels mots accrocher à cette boule qui finit toujours par imploser dans la poitrine, par se liquéfier dans tout le corps, tels des petits piquants fous.

Avant cette boule, il y a eu un cri. J’en viens d’ailleurs à m’étonner de toutes les formes que peut prendre un cri. Le mien est animal. Il s’allume parfois comme une luciole, dans le coin gauche de la tête, glisse vers la nuque, à la creuser, remuant ses racines dispersées dans mes épaules, mes bras, mon ventre. J’ignore à quel moment elles se sont enroulées autour de mes seins.

Ce cri, lorsque je m’y attends le moins, se faufile telle une anguille – toujours dans le coin gauche de la tête –, si rapidement qu’il ne me reste que le sentiment d’être traversée par une mer fraîche, indocile.

Ça peut aussi être des doigts. Rien que des doigts nerveux qui courent sur une feuille. Des doigts absents du reste du corps, tout à coup animés d’une présence autre, flottante, d’une voix hors tête.

Barrages sous les yeux prêts à craquer. Un corps qui tremble, seul. C’est cela. Surtout.

Avant, sous ce cri, des couches s’accumulaient. J’ignore à quel moment elles ont pris le dessus du temps. Parce qu’il y a bien eu une maison. Celle de l’enfance. Dans ce coin gauche de la tête, une petite fille se tient sous la galerie. Elle observe, à travers une barrière de fer forgé, le jardin multicolore aménagé dans la grande cour. Il est peuplé d’anolis qui passent leur temps à gonfler leur fanon et à chasser des mouches.

Un jour arrive un morceau de journal. Sur la photo, un amoncellement de bouts de chairs rouges. On gémit tout bas que c’est une femme qui vient d’être découpée, chez elle, à la machette, pour s’être opposée au pouvoir en place. Depuis, la petite fille regarde ailleurs.

Plus tard, elle apprend
à être
partout où l’étincelle brûle
jusqu’à ne plus savoir
si c’est d’elle ou de l’exil que naît le soleil.

Ces couches, elles m’habitent; éruptions fantômes qui éclatent sous ma peau. Tout autour: de hautes clôtures, du bruit.

Nous sommes en Haïti, à Port-au-Prince, dans l’une de ces zones populaires, aujourd’hui de non-droit reconnues. C’est la nuit. La petite fille escalade un mur de pierres. Il a fallu quitter la maison en toute hâte, le bruit courait que des gangs armés allaient venir incendier le quartier. Attraper son sommeil par les jambes, la petite les traîne derrière la mère, traverse à peine l’autre côté de la rue que des rafales de tirs éclatent dans son dos.

Des jours plus tôt, elle avait dû se réveiller tous les matins, avec le voisinage, pour aller mettre un visage sur des corps abandonnés, fusillés dans une ruelle. L’oncle tombera peu après. Par hasard. Des balles perdues. La fillette lui ouvrira des bras, en sépulture. La tombe est encore plus profonde. L’horreur, c’est d’être capable de marcher dessus ces cadavres qui pullulent près de nos lits sans trébucher.

Je les prends dans ma bouche. N’arrive pas à les avaler.
Je les vomis dans ma main, déterrant ainsi ma propre perte.

Mon père insiste: «Tu vas à l’école. Les amis, tu oublies. Les livres sont les seuls que je te donne.»
Ma mère me portera longtemps sur son dos. Ensemble, nous prendrons sous nos jupes ces barricades de pneus enflammés qui jonchent les rues. Nous retiendrons nos souffles et avancerons, yeux ouverts, dans la fumée.
Et on m’apprendra encore à chanter:
«L’école, l’école nous appeeeeeee-lle,
partons, partons pour l’écoooo-le,
qu’elle est bel-le la rou-te
qui conduit à l’école
on y voit des enfants, des automooobiiiiiiiiiiles…»

La fillette regarde ailleurs. Pense aux chemins qu’elle et sa mère devront encore inventer pour pouvoir rentrer à la maison. Sa mère monte la chercher jusque dans sa classe. Ses yeux sont très rouges, elle tousse à cracher le sang. Une décharge de gaz lacrymogène. La fille le sait, recommence à trembler. Elle s’empresse de mettre sous son nez le morceau de citron vert que lui tend la mère, tombe dans ses bras et plonge son visage dans l’odeur brûlée de ses cheveux.

Elles doivent encore disparaître. Sa mère court maintenant trop vite. Vite, glisser de l’autre côté des paysages éparpillés sous son lit. À la place des poupées, des livres. Voyages multicolores où des enfants s’amusent et font du vélo dans des rues propres. Le ciel est toujours bleu. Des arbres fleurissent de partout, dans ces livres, il y a même des parcs pour que des chiens se promènent.

Ses cahiers deviendront lieux. Marges à remplir.

Le crayon, ce qui prolonge le mieux son corps, telle une petite plante qui pousse dans les crevasses des murs.

Ainsi, naît le rêve.

Moi, parfaite dépossession,
j’offre à mes mains la furie
j’existe
dans des mots
éclatés
qui ne savent comment mourir.

Le reste est dissidence.

Mains tendues dans le chaos, l’écriture, plus loin dans ma vie de femme, s’incruste là où fleurit l’insubordination. Il ne s’agit pas cette fois de se retrancher dans un lieu de disparition propre, mais de remonter toutes pentes forgées d’écarts, d’illusions;

naufragée,
je n’ai pas eu le temps d’habiter la mer.

ratisser en soi, large, à coups d’étreintes, se défaire de toutes paroles, quêtes trafiquées.

Se rencontrer,
rapiécer la langue échouée aux langages des fleurs.

J’écris pour apprendre à marcher. Nommer. Par soif de lumières. Longtemps je me suis arraché ce qu’il me restait d’yeux, j’en fais barrages contre l’oubli. Mes fêlures sont peintes de mémoires. Elles m’entretiennent.

Demain arrive toujours quand nous écrivons nos propres histoires.

 


Martine Fidèle est née en Haïti et y a étudié le droit. Elle se consacre depuis à la création, partagée entre la scène et l’écriture. Autrice, comédienne, elle a publié trois titres, dont Double corps (C3 éditions, 2015). Elle a reçu le prix Afrique Caraïbe Pacifique au Salon du livre de Paris (2018), pour avoir dirigé le collectif Écorchées vivantes (Mémoire d’encrier, 2017). La même année, elle est sélectionnée dans la WomenList de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants à la Foire du livre de Francfort.

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