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Corps ravis et renouveau d’équations

Corps ravis et renouveau d’équations
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Un poète est l’être le moins poétique du monde, car il n’a pas d’identité, il est constamment à la place d’un autre corps et en train de le remplir.

– Lettre de John Keats à John Woodhouse, 1818

I’m good at being uncomfortable so
I can’t stop changing all the time.

– Fiona Apple citée par Marie Darsigny, Trente, Remue-ménage, 2018

 

Les écrivains se croient souvent différents d’eux-mêmes parce que la littérature leur assigne des comportements (poètes maudits, mélancoliques, engagés, rebelles,etc.) et des usages du vivant d’inspiration littéraire ou politique. C’est subliminal, mais il est vrai que la littérature, selon les époques et aussi d’une manière générale, ordonne des formes d’accélération du désir et des effets de sens qui font muter les paysages intérieurs. Elle commande des attitudes, échafaude des tourments, des emportements, assigne à résidence mentale certaines audaces, dresse sa propre liste des fautes et des erreurs à choyer, à faire ou à ne pas faire. Nous sommes plusieurs à nous y jeter à corps perdu de tous les angles possibles de l’émotion, du cri, de l’intelligence, de la tendresse, de la colère et du bris, flairant les moindres courbes dites quantiques de l’âme.

Il faut bien parler de notre corps et de ce qu’il fait de nous au réveil. La chaleur, la faim, l’eau, le froid, l’humide et l’ardeur. La capacité de se mouvoir au milieu des sens, de valider nos questions et de sourire: allusion, jeu de mots, complicité. On n’en finit jamais avec le corps, son potentiel d’extase et de tremblement lové entre sexe et neurones. Mais ce que je sais surtout, c’est qu’un corps qui s’émerveille penche irrémédiablement du côté de l’imagination, du ravissement et d’équations à saveur de racines aériennes. «Et mon corps est ravi» donne toujours à écrire.

Queer: tout récemment, j’écrivais dans une nouvelle préface à The Aerial Letter: «Je ne suis pas encore prête à échanger le mot lesbienne pour les mots gay et queer. J’aime garder tout près de moi la poésie de Sappho, de Gertrude Stein, d’Adrienne Rich et de Dionne Brand, tout autant que la pensée radicale de Monique Wittig, de Mary Daly et de Michèle Causse ainsi que la prose de Djuna Barnes. J’aime le mot lesbienne parce qu’il est un réservoir d’images de femmes et de féministes dans la complexité de leur désir et de leur énergie spécifique.» J’ai projeté sur le mot lesbienne: femme-sujet, utopie, poésie qui fait synthèse du vivant dans son élan de discernement. Je n’ai pas non plus l’habitude d’utiliser des mots susceptibles de me gommer. Homme, gay, queer, personne me déconcentrent.

Le mot queer: son étrangeté est vaste et prometteuse car elle n’assigne pas de frontière à la circulation du désir, du fantasme et de ses déploiements. Par définition, le mot est festif, transgressif. Il est porteur d’extravagance, d’insolence, de spectacles et d’algarades. Il m’arrive aussi de penser que plusieurs femmes artistes surréalistes du xxesiècle auraient sans doute plus facilement accepté de se dire queer que lesbiennes ou féministes.

Des rencontres littéraires d’actualité, je pense ici à La Minotaure de Mariève Maréchale, à Trente de Marie Darsigny, à Liminal de Jordan Tannahill. Elles se font soit par l’écriture elle-même, soit par une manière de mêler le corps à l’univers, à la mythologie, à la culture. Réinventer tout ça d’un bon coup de respiration dans la narration pendant que les phrases avancent comme des «moyens de pression 1.

 


Poète, romancière et essayiste, Nicole Brossard est née à Montréal. Depuis 1965, elle a publié plusieurs livres dont Le centre blanc, Amantes, La lettre aérienne, Le désert mauve, D’aube et de civilisation.

  • 1. Troisième titre du chapitre «Prologue» de Querelle de Roberval de Kevin Lambert.»
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