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Conjurer «le miracle des saintes cathodes»

Conjurer «le miracle des saintes cathodes»

Sur les traces de trois générations de Gaspésiens forcenés ayant enfourché la bête capricieuse de l’alcoolisme, Christophe Bernard embarque le lecteur pour une folle cavalcade.

Roman

Sur les traces de trois générations de Gaspésiens forcenés ayant enfourché la bête capricieuse de l’alcoolisme, Christophe Bernard embarque le lecteur pour une folle cavalcade.

Accrochez-vous, chers amis, car c’est sur plus de sept cents pages que s’échelonnera l’épopée. Pas de vers pour cette odyssée, nul dieu réclamant le prix du sang pour cette iliade. Les protagonistes ont beau être forts en gueule (à défaut de savoir la fermer), leurs drames sont petits comme leur village sur le globe terrestre. Du début du XXe siècle à celui dans lequel s’écrivent ces lignes, c’est un monde d’hommes obsédés par leur virilité qui se dévoile. Qu’ils conduisent une charrette s’ils n’ont pas accès à un ski-doo, leur horaire à la taverne du coin ne leur laisse que peu de temps pour s’imaginer que leurs femmes puissent s’occuper d’autre chose que des ragots échangés — avec ou sans fil — depuis leurs cuisines respectives. C’est pourquoi pour qui veut s’élever, il arrive qu’il faille partir, que ce soit pour un Klondike imaginaire ou un Montréal de fond de ruelle.

Le conteur et ses racines

Pas de doute, Christophe Bernard a lu et a lu beaucoup. Si La bête creuse est son premier roman, l’auteur a déjà traduit de nombreuses œuvres de l’anglais vers le français, entre autres pour le compte du Quartanier. C’est sans doute ce qui explique cette aisance à naviguer entre les niveaux de langage, passant volontiers d’une description inspirée qui laisse entrevoir la recherche derrière les métaphores, à un dialogue en joual portant sur des considérations on ne peut plus prosaïques. Dans ce grand roman américain — une saga familiale où l’exagération est vertu — on reconnaît les tournures ferroniennes, la langue de Louis Fréchette, les jeux langagiers d’un Fred Pellerin et l’ampleur narrative d’un Daniel Grenier. En témoigne cet extrait sublime du prologue:

Feuillus, conifères et poteaux dévalaient la pente comme des jambes pour aller se jeter dans une baie piquetée d’autant de chaloupes qu’il y avait dans le village d’habitants mâles. C’était la baie des Chaleurs sous le règne de Wilfrid Laurier, quand le seul gouvernement que le monde écoutait dans le bout, c’était celui des outardes qui migraient et des capelans qui, fin juin, début juillet, roulaient imbécilement sur la grève.

Il n’y a qu’à lire la quatrième de couverture pour s’enthousiasmer: une histoire de vengeance qui court sur des générations,
une fortune à faire loin des siens, une déchéance et une chance infime de se racheter. Si la grandeur de ces contes de jadis nous parvient, c’est toutefois étouffée par la stéréo emballée d’un chalet de luxe réquisitionné pour une soûlerie titanesque. Dans cette soirée interminable, entre impertinence et incohérence, les fils du village règlent leurs comptes avec leur passé et celui de leurs ancêtres. Par-delà les époques, le patriarche Monti Bouge et son ennemi juré le facteur Victor Bradley continuent de se compliquer l’existence par enfants interposés, multipliant les coups pendables en prenant pour échiquier le petit village gaspésien de La Frayère.

L’écueil des pavés

Hélas, pour tenir, les miracles ont besoin de foi aveugle. Or la ceinture fléchée de Christophe Bernard dépasse quelque peu de sa soutane de prédicateur et il suffit de l’avoir entraperçue un instant pour que le reste du sermon fleuve se transforme en soliloque qui s’éternise. Le rythme du conteur-coureur de fond se distend, l’espace entre deux phrases de verve s’allonge, comme s’il lui fallait reprendre son souffle, et le démon de l’anecdote bave sur le plus clair des paragraphes. Des quelque sept cents pages, plus de deux cents auraient pu être retranchées. Le couque, quand il prépare un mijoté d’hiver à ses compagnons de campe, sait que de la palette, on ne peut conserver qu’une petite partie du gras qui se blottit contre la viande. Peut-on reprocher à un primo-romancier de trop vouloir en faire, de ne pas encore tout à fait savoir ce qui d’une histoire fait le sel et ce qui peut en diluer le goût?

En guise de conclusion, reprenons une partie du délire lucide de François, historien raté de La Frayère, tombé au plancher d’honneur de la bibine:

J’ai trop creusé. […] Avec mes crayons de plomb, mes blocs de feuilles lignées. Avec mon aiguisoir, ma gomme, mes ciseaux. Je voulais avec mon outillage faire circuler l’air à ma manière, abattre quelques méchants, creuser mes propres galeries. Je me suis trop enfoncé. J’avais trop d’ambition. Sans rien ni personne, je me suis perdu dans mes dédales.

Que l’on me comprenne bien: La bête creuse est un bon roman. L’ennui, c’est qu’il avait le potentiel d’en être un grand. Les promesses ne sont pas rompues, seulement différées. ♦

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Christophe Bernard
Montréal, Le Quartanier
Polygraphe
2017, 720 p., 32.95 $