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Conduire dehors

Caroline Dawson a émergé de l’enfance avec, dans l’hémisphère gauche, une conscience sociologique et, dans le droit, un accès à ce canal qui permet d’être touché·e et de toucher – appelons ça la poésie.

Thématique·s
Poésie

Caroline Dawson a émergé de l’enfance avec, dans l’hémisphère gauche, une conscience sociologique et, dans le droit, un accès à ce canal qui permet d’être touché·e et de toucher – appelons ça la poésie.

Thématique·s

La continuité est évidente entre Là où je me terre (Remue-ménage, 2020) et Ce qui est tu: d’un texte à l’autre, cette conscience sociologique refait le chemin de son éveil à la faveur du défavorisé, dans la complexité soudaine où nous plongent les injustices et les malentendus, entre des êtres issus de milieux qui n’arrivent pas à coïncider. L’une des forces du livre est de retracer un cheminement qui va de la transplantation douloureuse au mûrissement d’un nouveau fruit.

Grandir vers le bas

C’est d’abord le Chili, une scène d’école où l’on chante la dictature (un «hymne lip synch») en rangs serrés; de futur·es réfugié·es impeccables, prêt·es à intégrer leur étrange pays d’accueil; un passage à l’émission 275-Allô, au cours duquel tout est peaufiné pour que la pauvreté ne paraisse pas (on demande au petit gars quel est son animal préféré, il comprend sans doute «aliment» et répond «du steak haché»); des moments de la vie montréalaise dans le quartier Centre-Sud; la rencontre avec un vieux coup de foudre devenu itinérant («un homme en décombres nous approche le regard emprisonné dans l’enfance»); une femme atikamekw raconte des légendes à la bibliothèque, et on cherche à savoir si elle connaît Kashtin («c’est ça un lieu public que je me disais, c’est aussi une blessure»). Et chaque fois, des formules jaillissent du choc des face-à-face, de petites épiphanies nous amènent à voir ce qui n’est pas dit. On entend presque le récit d’une éducation non pas menée de haut, mais de l’intérieur, comme si le simple fait de nous mettre devant ça (la vie diminuée, isolée, qui nous lie étrangement) nous mettait aussi dedans. La révélation est toujours négative: «ensemble / nous échouons à exister». La vérité de tous ces êtres, de la narratrice elle- même, n’est-elle pas que nous sommes empêtré·es dans le social, emprisonné·es dans nos milieux comme dans l’enfance? S’il y a une voie de libération ici, ce n’est pas d’en sortir, mais d’y entrer. Il s’agit de voir d’où l’on est. Elle consiste à assumer un constat bien simple et indéniable, qu’on aurait tort de conjuguer au passé, même des années plus tard: «c’est ici que je grandis».

Enfance et Histoire

Toute la vie dépend peut-être de ce qu’on fera de l’enfance, à partir de ce que l’enfance a fait de nous. L’une des forces du livre est de retracer un cheminement qui va de la transplantation douloureuse au mûrissement d’un nouveau fruit, de l’enfance à l’âge adulte, de manière à inscrire une fracture avec le passé, dans la grande roue des morts et des renaissances. Comme dans Là où je me terre, la difficulté, dans Ce qui est tu, est de transmettre ce qu’on n’a pas reçu, ne serait-ce qu’une berceuse avant d’aller dormir. Contrairement au père, cet «héritier scandinave» qui porte en lui une profondeur mythologique, la narratrice est travaillée par le silence: «son père lui transmet des histoires / moi des silences». Moins du silence que des silences, oui, c’est-à-dire que l’héritage est obscurci par la honte, à commencer par celle de ne pas le léguer. Par un retournement aussi difficile que nécessaire, c’est justement la mémoire des humilié·es qui est rappelée à l’enfant, et tout le recueil apparaît alors comme l’exhumation de l’envers pauvre, des marges désintégrées, de la grande Histoire commune et signifiante: «je t’ai raconté ce qui est tu».

Dans un beau moment d’autodérision, la narratrice sait qu’elle incarne la «maître patronne de l’étouffement de nos silences collectifs», observant la société «du haut de la maison de la culture». De poème en poème, cependant, elle est saisie par un nouvel étonnement, déstabilisée par les complications qui se présentent, et qu’elle ne prétend pas dénouer. Nous n’avons pas affaire à une «sauveuse», mais à une conscience témoin, assez en recul par rapport au monde pour le faire apparaître, et pourtant impliquée, constamment alignée sur une vulnérabilité qui la rend disponible aux failles qu’on essaie de maquiller.

Au milieu de tout ça, au cœur de l’Histoire, la présence de l’enfant est soudain ressentie comme un foyer de résistance imprévu, ouvrant des passages entre les cloisons, sans même y penser. Il lui suffit d’être en mouvement, de chercher à voir: «en confiance tu avoisines tu coudoies tu effleures tu manies». À travers l’enfant, on reconnaît une énergie qui n’a pas besoin d’être transmise et ne cesse d’insister; cette faculté qui permet de circuler sans peur entre les mondes, de les remanier spontanément, de les mettre en contact.

Auteur·e·s
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Auteur
Caroline Dawson
Montréal, Triptyque
2023, 96 p., 20.95 $