Aller au contenu principal

Comprendre la décolonisation

Comprendre la décolonisation

Un document indispensable pour comprendre l’enjeu décolonial et les vestiges, dans les politiques de «réconciliation» et de «reconnaissance», du rapport hiérarchique de l’État canadien aux peuples autochtones.

Essai

Un document indispensable pour comprendre l’enjeu décolonial et les vestiges, dans les politiques de «réconciliation» et de «reconnaissance», du rapport hiérarchique de l’État canadien aux peuples autochtones.

Il faut saluer les éditions Lux de nous livrer, quatre ans après sa publication originale, la traduction de l’ouvrage essentiel de Glen Sean Coulthard, Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition.

À l’heure où la «réconciliation» est dans toutes les bouches, comme le nouveau discours «politiquement correct» censé réguler — ou régler? — les relations entre l’État canadien et les peuples autochtones du Canada, Glen Sean Coulthard met la hache dans cette façade pour montrer qu’elle n’est que le dernier des masques empruntés par un système colonial impérialiste, capitaliste et raciste pour dissimuler une expropriation persistante et garantir «un ensemble relativement stable de relations sociales hiérarchiques qui continue de faciliter la dépossession des peuples autochtones quant à leurs territoires et leur autonomie» (l’auteur souligne).

Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur le titre, allusion et hommage direct au Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon (1952). Par l’opposition du singulier et du pluriel, Coulthard dénonce la dimension raciale et l’hypocrisie continuelle d’un système colonial qui perdure et n’a cessé, «par la force, la tromperie, et plus récemment, les prétendues négociations», de prendre de nouveaux visages pour assujettir une population d’abord caractérisée racialement. La «reconnaissance» et aujourd’hui la «réconciliation» ne seraient que les nouveaux masques de ce colonialisme persistant qui, économique et politique de tout temps, est passé d’ouvertement racial à insidieusement institutionnel. L’argument de l’auteur est le suivant: au gré de ces transformations, l’enjeu aura toujours été, pour l’État canadien, de garantir son accès au territoire, un territoire à exploiter et sur les ressources duquel il a fondé (et fonde encore?) sa richesse. La force et l’originalité de la thèse de Coulthard réside ainsi dans sa mise au jour du lien fondamental entre colonialisme et capitalisme.

Anticapitalisme et anticolonialisme

Dans les mots de l’auteur mohawk Taiaiake Alfred qui signe l’avant-propos, Coulthard a «sorti Karl Marx de sa prison du XIXe siècle à la British Library pour en proposer une relecture à la lumière de toute notre histoire et du paysage humain», ce qui «suffit à faire de ce livre un incontournable de la théorie politique». Coulthard est cependant allé plus loin encore, d’une part en augmentant la critique marxiste, attentive essentiellement au divorce entre prolétariat et propriété privée, d’une critique de l’expropriation des peuples autochtones de leurs territoires ancestraux; d’autre part en corrigeant la vision limitée de l’anticolonialisme de Frantz Fanon, qui n’accordait selon Coulthard pas assez foi au «rôle transformateur que la revitalisation des pratiques culturelles indigènes est en mesure de jouer dans la construction de structures alternatives au projet colonial de génocide et de dépossession du territoire».

Si «la “reconnaissance” est devenue l’expression dominante de l’autodétermination au sein du mouvement pour les droits des Autochtones au Canada» — et d’ailleurs du «mouvement international pour les droits des populations indigènes» —, les «modèles de pluralisme libéral» qu’elle promeut «cherchent à “réconcilie” les revendications de statut de nation autochtone avec la souveraineté de l’État colonial»; tandis que Coulthard, lui, cherche plutôt à critiquer les fondements même de la perpétuation de cet État colonial. Il démontre ainsi finement comment sa domination structurelle persistante lui permet de maintenir ses «configurations du pouvoir» et ce, même après que la publication du «Livre blanc» en 1969, qui visait à abolir les documents légaux antérieurs portant sur le statut des peuples autochtones et «suggérait l’assimilation totale des Indiens inscrits», eut donné lieu à «une vague de mobilisation politique et d’affirmation identitaire sans précédent chez les Autochtones». Aujourd’hui, l’auteur propose que le mouvement Idle No More incarne le potentiel d’une «politique de la résurgence autochtone» qui n’attendrait pas de l’appareil étatique ou d’autres institutions son émancipation et son affirmation, mais les acquerrait par elle-même, sortant ainsi radicalement du paradigme inégalitaire de l’assujettissement.

L’ouvrage indispensable de Coulthard offre une histoire, une synthèse et une analyse remarquables de l’enjeu décolonial actuel, à travers une étude particulièrement riche et détaillée et une langue limpide dont il faut faire honneur aux traducteurs d’avoir restitué l’engagement, la clarté, l’énergie et la rigueur. L’auteur a à cœur d’exposer, d’expliquer, de faire comprendre de façon détaillée son sujet, et cette vigueur de la démonstration entraîne le lecteur dans l’aventure d’une prise de conscience et d’une intelligence de l’Histoire, comprise non comme un passé refermé sur lui-même, mais comme une force agissante qui continue d’informer notre présent — quoique de façon détournée et tacite, et par conséquent moins identifiable, à fortiori dans un pays qui, au contraire de son voisin, ne se considère pas comme défini par ses relations raciales. C’est pourquoi un ouvrage comme celui-ci — dont l’énergie combative et la vertu pédagogique rappellent un James Daschuk, auteur de La destruction des Indiens des Plaines ([2013] 2017) — est d’une lecture aussi stimulante que nécessaire, pour tout Canadien d’aujourd’hui. ♦

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Glen Sean Coutlhard
Ariane Des Rochers et Alex Gauthier
Montréal, Lux
Humanités
2018, 368 p., 29.95 $