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Comme des enfants

L’écrivaine Heather O’Neill, indubitablement magicienne, fabrique dans La vie rêvée des grille-pain
vingt mondes sans fin, où cohabitent beauté et laideur.

Traduction

L’écrivaine Heather O’Neill, indubitablement magicienne, fabrique dans La vie rêvée des grille-pain
vingt mondes sans fin, où cohabitent beauté et laideur.

«Parce que, dans le domaine de l’art, la douleur peut être transformée en magie.» Plantée au tout début du recueil d’Heather O’Neill, cette phrase en résume le projet et le tour de force. L’auteure montréalaise ne se contente pas de faire tourner des mondes enchantés et désenchantés au bout de ses doigts, elle plonge sous la surface, d’où elle extirpe des réalités modulées. Un peu comme le soldat de «Bartok expliqué aux enfants» qui, maintenu sous l’eau d’une baignoire par ses bourreaux, se met à apercevoir «les étranges bouillons bleu vert de l’océan», avec ses tortues de mer et ses bancs de poissons nacrés.

Publié en version originale en 2015, sous le titre Daydreams of Angels, le recueil d’O’Neill a notamment été finaliste au prestigieux prix Giller. C’est l’écrivaine Dominique Fortier, elle-même dotée d’un lumineux sens de la narration, qui en signe la traduction, sous la direction de la maison d’édition Alto. Le résultat est sans équivoque: précis, fluide, avec une attention portée aux références, de sorte que l’univers à la fois extravagant et tout montréalais d’O’Neill s’y trouve respecté. Les mots en français dans l’œuvre originale — «chocolat chaud», «monsieur», «bonjour» — côtoient des expressions typiquement québécoises — des jurons, par exemple.

Le laid, le beau

Imaginez un monde où les enfants sont des adultes qui sont des enfants. Où les petites filles, magnifiques, font constamment plaisir aux garçons; où «les bambins de quatre ans [constituent] toujours une bonne option pour qui [cherche] à embaucher quelqu’un au noir»; où s’émet le souhait quasi unanime de ne pas grandir. La sexualité malsaine, l’asservissement, le rejet de ceux qui débordent du cadre forment des éléments récurrents du recueil — à côté des animaux verbomoteurs et des bébés dont l’origine est fantasque. Les contes pour enfants, auxquels l’auteure fait souvent référence, charrient une bonne dose de cruauté, faut-il le rappeler.

Heureusement, il y a dans le regard affuté d’O’Neill une foi inébranlable en l’art, en les livres, en la poésie. Chez ces enfants qui rêvent de mieux, ils ouvrent une brèche, quelque chose comme un espace de liberté, par-delà les attentes. C’est le cas pour Isabelle dans «Comme une piqûre d’abeille», qui préfère les livres aux garçons, malgré les insistances de ses amies. «Tu devrais mâcher un peu tes mots. Les gars adorent quand on a du mal à prononcer», lui suggère Corinna, de fort mauvais conseil. Isabelle finira par céder à la pression, puis par repousser les avances du perfide Luc, pour retrouver enfin ses vêtements démodés et, bien sûr, ses romans de poche: «Elle voulait s’enterrer dans le sol, comme une graine de moutarde, jusqu’à ce qu’elle soit prête à grandir, sauvage et formidable.» Les images que tricote O’Neill, à partir de réalités dures, sont absolument sublimes. Elle les rend habitables, en quelque sorte.

Jouer avec les frontières

D’emblée, la tentation sera forte de noter, avec un brin d’agacement, le fait que les femmes sont cantonnées à des rôles stéréotypés (la ménagère, la prostituée, la mère, etc.). Mais l’auteure, futée, attend la lectrice au tournant: elles incarnent aussi les personnages les plus forts, comme Tourterelle, qui veut devenir scientifique malgré les moqueries de sa famille. «Je me demande si chaque petite fille se sent comme si elle était la seule petite fille sur la planète», rumine- t-elle à juste titre. Parce qu’O’Neill pulvérise, souveraine, les frontières de tout acabit (entre les époques, les lieux, les genres), elle parvient à rendre au réel toute sa complexité. À lui insuffler de la fantaisie, aussi: demandez aux nombreux enfants du recueil qui, même s’ils sont perplexes devant les histoires farfelues de leurs aïeuls, veulent pourtant les entendre et les réentendre. Quitte à saouler leur grand-mère avec moult bières, pour délier sa voix douce «comme si elle avait passé la journée à manger des beignes couverts de sucre en poudre».

Or, devant La vie rêvée des grille-pain, nous sommes un peu comme ces enfants — avalant ces histoires avec avidité, rabattant le couvercle sur nos platitudes, accueillant le triste et le doux que les métaphores de l’auteure, si puissantes, pourront remuer en nous. ♦

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Heather O'Neill
Traduit de l'anglais (Québec) par Dominique Fortier
Québec, Alto
2017, 400 p., 27.95 $