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Coïncidence spatiale

Dossier

Nous nous sommes longtemps entrevues sans savoir «quel sera le déplacement futur1». Dans la cour d’école, toi, mère, et moi, enfant, nous nous croisions régulièrement. Là où nous ne l’attendions pas, l’étrangeté de l’étrangère, une alliée silencieusement présente, nous guidait vers une voix à venir. Pour ne rien oublier de «l’œuvre commune / au visage ouvert / centre des murmures2», nous tendions l’oreille à ces «partitions de soulèvements3» que transporte le poème. Car «subsister par la vibration de l’ensemble reste la seule raison de lever la tête» (ACL, p.40). C’est ainsi que nous avons vieilli: éveillées dans les poumons du langage, nous soufflons désormais vers le ciel les années passées pour exister autrement.

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À l’époque, nous arpentions, en parallèle, les rues du quartier. Pieds nus dans l’imprévu, nous suivions nos propres lignes d’inventivité, indépendamment l’une de l’autre, et pourtant, nous tissions ensemble une «échographie du monde pulsant ses battements en dehors de lui-même4». Chacune à notre manière, nous déambulions dans un possible, dans un monde en train de se faire: nous improvisions des habitats à façonner, guettions un franchissement. Nous enjambions, sautions, surmontions. À nos côtés, le poème marchait dans l’espace libre du dedans-dehors, charriant «[d]u vivant sur son dos de fureur» (SRN, p.27). En transit, équilibriste sensible, il nous apprenait à croire en d’autres mondes, en ces points de bascule qui surgissent dans «le chœur immense des solitudes» (ACL, p.2). En nous apparaissait «la bougie des ventres doux» (ACL, p.46), une «lumière [qui] avance comme un trouble / une inquiétude» (IR, p.86). Médusées par les formes du texte, nous apprenions à manier cette force de résistance qui tient compte des injustices du monde, cette énergie condensée qui anime un possible collectif bienveillant. Nous risquions le vertige de la microscopie, du fragment, de l’affect: nous refusions l’avenir anesthésié, déterrions des voies multiples, opaques, étonnantes. Nous concevions des lieux déconcertants afin que circulent organiquement nos pluralités, nos appartenances hétérogènes. Nous choisissions d’habiter un monde relationnel et ingouvernable en raison des «caractères impromptus / d’une destinée marquée par la révolte» (SV, p.25): nous activions le mouvement d’impulsion du poème, les gestes coalescents de l’amour.

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Parfois, nos trajectoires se croisaient. Nous nous arrêtions alors au cœur de cette coïncidence spatiale. En elle, nous faisions des vœux pour influencer le réel. Traversées par l’autre en soi, nous imaginions des existences alternatives qui appelaient «à la connaissance indéterminée5», des ailleurs curieux qui nous plongeaient dans le regard de l’émerveillement. Ces ailleurs nous ramenaient à l’imaginaire de l’enfance, au temps de la suspension, des sens éveillés et des yeux écarquillés. Toujours, l’enfant politise, brave, élargit la vision. Son œil-laboratoire est empreint d’une force de perturbation qui éveille des liaisons possibles. Toujours, l’enfant «compose des formes nouvelles plus légères et plus plurielles» (ACL, p.16). Il propose des dérives du vivant qui nous ouvrent à une temporalité multidimensionnelle.

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Après la rencontre, nous repartions, en zigzag, en direction de l’enfant. Chacune reprenait son chemin vers la littérature. Nous éprouvions une sensation de frottement métallique. Sous la lumière du jour aimantée à la pénombre de la nuit, nous apprenions cette force d’attraction singulière, l’unité propre du poème. Nous retrouvions une main harmonique. Nous redécouvrions de petits doigts d’enfant qui détiennent le pouvoir de panser le monde à venir. Toujours, l’enfant «articule produi[t] maintien[t] joue devien[t] examine retire contente attein[t] navigue conjugue transperce décompose» (ACL, p.40-41). Entre le ciel et la terre, il se déplace, funambule, sur une ligne d’horizon ponctuée de verbes à l’impératif. Dans Au plus clair de la lumière, il arpente ces devenirs tracés en bas de page. Ici, le poème convie l’enfant au courage. Il est appelé de toute urgence à expérimenter ces «fictions heureuses qui aident à ce qu’il y ait un peu moins de douleur un peu moins de détresse / un peu moins d’enfer un peu moins de dérision / un peu moins de catastrophe / un peu moins de solitude / un peu plus de cœur qui bat / un peu plus d’amour délié» (ACL, p.29). C’est à travers ces fictions heureuses que nous nous sommes rencontrées. Entre le nœud et la déliaison, nous avons trimbalé nos cœurs battant sur le dos de l’enfant. En nous engageant sur la voie du poème, nous nous sommes laissé absorber par «une musique sans rivages où on n’accoste jamais» (SV, p.68). En elle, nous nous sommes longtemps entrevues.

 


Mimi Haddam rédige un mémoire de maîtrise en recherche-création à l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’autrice de Petite brindille de catastrophes (La Tournure, 2017; réédition augmentée en 2019), de C’EST et d’Il existe un palais de teintes et d’hyperboles, tous deux parus aux éditions Omri en 2018.

  • 1. Diane Régimbald, La seconde venue, avec quatre tableaux de Kamila Wozniakowska, Montréal, Le Noroît, coll. «Initiale», 1993, p.31. Désormais SV.
  • 2. Diane Régimbald, L’insensée rayonne, Montréal/Amay (Belgique), Le Noroît/L’Arbre à paroles, 2012, p.64. Désormais IR.
  • 3. Diane Régimbald, Au plus clair de la lumière: chant pour l’enfant qui revient, Montréal, Le Noroît, 2021, p.1. Désormais ACL.
  • 4. Diane Régimbald, Sur le rêve noir, Montréal, Le Noroît, 2016, p.72. Désormais SRN.
  • 5. Diane Régimbald, Pierres de passage, Montréal, Le Noroît, 2003, p.47.
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