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Chien, mourir, nuages

François Charron, l’un des poètes les plus constants de la littérature québécoise — une quarantaine de livres en quarante-six années d’écriture —, nous faisait inhabituellement patienter.

Poésie

François Charron, l’un des poètes les plus constants de la littérature québécoise — une quarantaine de livres en quarante-six années d’écriture —, nous faisait inhabituellement patienter.

Six ans après Vocation de la perte publié à L’Hexagone, et douze ans depuis son dernier titre aux Herbes rouges (Ce qui nous abandonne), Charron signe un grand, un très grand recueil chez ce dernier, son éditeur principal. Le poète y poursuit dans la veine aphoristique qu’on lui connaît et, surtout, dans son exploration du mode de la rupture, voire de la fracture — de ton, de sujet, d’intensité et de perspective —, un art fulgurant que Charron maîtrise à merveille.

D’emblée, le titre L’herbe pousse et les dieux meurent vite énonce la prémisse d’un relativisme extrême qui traverse, parfois jusqu’à la contradiction pure, les poèmes de l’ouvrage. En mesurant le rythme de l’herbe, qui pour nous est l’affaire d’une saison, mais aussi d’un cycle, à la chute des dieux, habituellement éternels, l’auteur procède à une manipulation de perspectives qui donnera le la à tout le recueil, et ne cessera de secouer le lecteur.

Les réflexions et observations au sujet du temps, en particulier, donnent lieu à de spectaculaires changements d’échelle : «Le soleil n’a pas encore atteint l’entrée du garage. / L’incinération aura lieu demain. / Cet entêtement du temps à être toujours là.»

C’est à l’aune d’une métaphysique élaborée à partir d’éléments concrets que le poète jauge l’importance des événements d’une vie et s’applique à en faire varier les distances d’observation, comme on considère différemment un objet selon qu’il se tient tout près de notre œil ou se fond dans un vaste paysage. La mise en place de ces rapports petit / grand, proximité / éloignement, banal / fondamental, pour ne nommer que ceux-ci, génère très souvent des résultats brutaux et un spectre de réactions total, de l’incompréhension à la pulvérisation des idées reçues. Dans la contiguïté entre « Un organe qui s’enlève. » et « Les gens ont mis leurs habits du dimanche. », ou entre « Quelle différence entre savoir et ne pas savoir. » et « À cause de la sécheresse, l’herbe n’a guère poussé. », se toisent des abstractions et des images concrètes dont l’écartèlement prend des proportions foudroyantes.

Parmi ces chocs, les passages qui poursuivent l’édification de la pensée de Charron sur le divin, une entreprise amorcée dans son œuvre au tournant des années 1980, témoignent de son évolution, passée au crible d’une révision complète : « Entre nullité et adoration, / mes prédécesseurs ont été entièrement redessinés. » Fascinant est le chemin parcouru de la part de celui qui écrivait, dans La Nouvelle Barre du jour, en 1984 : « Il n’y a pas de retour à Dieu, il s’agit du problème du vide et de l’infini. Dieu bouche le vide. Quand on écrit, on rencontre la peur du vide. » Ces propos s’inscrivaient dans le cadre de la véhémente querelle entre La Nouvelle Barre du jour et Les herbes rouges, lors de laquelle Charron et André Beaudet se voyaient bombardés de ripostes par une faction de poètes défendant l’engagement concret de la poésie dans le monde. Normand de Bellefeuille, notamment, tirait à boulets rouges en direction des Herbes rouges :

Ainsi nous assistons, depuis peu, dans le milieu intellectuel, à une inquiétante recrudescence de certaines vieilles tendances contre-culturelles : théories de l’« aura », et délire zodiacal, énergies diverses (l’énergie comme « relève » à l’idéologie), et gouroumanie galopante, égyptophilie, néo-mysticismes, etc.

« A comme âme, B comme botte »

Cette critique est loin de s’appliquer au Charron actuel, tout spirituel qu’il demeure. Ce qui frappe le plus, aujourd’hui, est de voir combien l’auteur s’attache à écrire les effets, les manifestations du monde, et non à en chercher les causes, et certainement moins la Cause. Et toujours, c’est en tentant de polariser des éléments qu’il parvient le mieux à exprimer sa communion avec la nature des choses, abstraites ou prosaïques :

Où se croisent les chemins
— tenter de circonscrire l’éclat.

Le réfrigérateur a dégivré,
la viande va pourrir si ça continue.

On se réjouit encore davantage de ce que François Charron, dans une épiphanie émotive palpable, dirige notre regard vers des micro-événements avec une humanité tour à tour tendre et cruelle, affectueuse ou perverse, qui bouscule de page en page. La juxtaposition de scènes comme celle d’un chien qui pleure devant son bol, avec le spectacle de l’immensité de la permanence de la mort, du sort des nuages ou de l’insaisissabilité de l’eau rend formidablement compte du mystère effarant qui accueille nos vies sans nous fournir de réponses.

Qui est cet ange indécis qui dévore le poète ? Pourquoi le canard a-t-il mangé l’abeille ? Qui sont ces Agathe, Rebecca et Catherine, et pourquoi Jean Le Maigre rôde-t-il ici ? Inutile de le savoir, bien entendu, lorsque la question est « Qui cherche qui ? » Les pôles qui unissent l’existence humaine au monde se déclinent infiniment, mais leur préhension intuitive n’est jamais mieux favorisée que par l’œillère d’un éclair, d’une envie, d’un souvenir. En définitive, tout et rien sont de parfaits synonymes. Question d’intensité.

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François Charron
Montréal, Les herbes rouges
2018, 172 p., 16.95 $