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Chercher le renard et trouver la lune

Écrire ailleurs

Découvrir un autre pays, c’est nécessairement expérimenter les clichés. Les frites, oui, mais aussi et rapidement, les photos. En prendre peu, en regarder beaucoup.

Je parcours les expositions pour voir le réel à travers d’autres lentilles, comme l’équipage d’un sous-marin avec un périscope, ou les pilotes d’Endeavour et de Curiosity, les rovers martiens, envisagent le nouveau monde. À Ixelles, les images noir et blanc des gamines de Doisneau et son Amérique saturée de couleurs. Le mystère atmosphérique d’Anne-Sophie Costenoble à Charleroi. L’exposition s’intitule L’heure bleue.

Cette heure féérique en cinéma, qui précède la nuit et permet de la filmer. Capter la nuit avant la nuit. Hors du temps. C’est la même heure où le gardien fait sa ronde et ferme les clôtures du parc, m’en rendant ainsi la propriété exclusive. J’ai une forêt à moi pour écrire. Pour un mois.

Pour écrire une nouvelle version d’une pièce de science-fiction: Cosmos.

Tout octobre sur la lune. Quitter la vie ordinaire. Se retrouver hors de soi pour écrire. La Belgique était l’endroit tout indiqué. Tout y surgit. C’est le lieu du fantastique. Étrange, déroutante, joyeuse et astucieuse. Les élégantes façades de Victor Horta cohabitent avec l’Atomium rétrofuturiste. Dans un autre parc, une exposition sur l’art de guérir ou d’envoûter, où se trouvent rassemblés, dans le plus grand sérieux scientifique, de vrais osselets divinatoires mongols, des clous talismaniques ainsi qu’un véritable «objet destiné à faire perdre la raison».

La vérité prend ici d’autres dimensions.

L’incongruité évidente du présent m’apparaît. Le temps se distend. Se détend. Tous les univers temporels se frôlent. C’est une danse d’époques. Je sors quelques fois du silence sauvage de ma maison pour prendre la navette qui me dépose à Bruxelles. Redécouvrir la civilisation délicate des tasses de thé et des rampes d’escalier sculptées polies par le passage des mains et des siècles. Avoir la vague impression que les chemins pavés s’écrivent ici à mesure par Daniel Canty.

Émile me fait visiter ce fier pays de mineurs et de charbonnages. Des champs calmes et plats. Puis apparaît un immense ascenseur à bateau des années 1970. Digne d’un vaisseau spatial au milieu de la paisible horizontalité grise. Ici, le gris prend ses nuances et sa noblesse: c’est le ciel brumeux et vaporeux, ce sont les façades des maisons Art nouveau, le roc de l’époque du charbon, les routes qui se rencontrent dans un nœud effiloché de béton à la gare d’autobus de Charleroi, le gris doux des béguinages, les pigeons devant la Bibliothèque royale de Belgique, les ardoises remplies de menus écrits à la craie, les tuiles gravées des mots de Marguerite Yourcenar dans un autre parc, les murs de l’imposant Musée royal de Mariemont, l’église médiévale Notre-Dame-du-Sablon où Bart et moi allons allumer un lampion à saint Antoine de Padoue, les écailles des poissons qu’on déguste debout au restaurant Mer du Nord, l’écorce des arbres et le gris des moutons qui sont apparus dans parc.

Aperçus au détour d’un matin.
On me parle du renard.
Je crains pour eux.

Le rythme de l’écriture s’entrecoupe des visites bienveillantes de Vincent et de Marie du Centre des écritures dramatiques. Le silence demeure pourtant tenace. La vidéoconférence permet l’instantanéité de l’image, et la présence, flottante, de la voix dans deux espaces-temps. Ici et à la maison. Parler sur un fil entre deux mondes. Parler à Chéri pour retrouver le nous. Parler aussi à Guillaume pour me retrouver dans le texte que j’écris et qui fuit toujours un peu trop vers l’avant.

Fermer l’écran.
Revenir à moi.
Et marcher dans le parc.

Pas de moutons.
Ni de renard.
Il s’est mis à pleuvoir.

Parcourir la ville avec les librairies comme étoiles de ma constel-lation. Avoir le même enthousiasme boulimique à chaque fois. Remercier Alex de ses conseils sur le secret du tarif spécial d’envoi de livres par la poste. Entrer chez Tropismes, Filigranes, Ptyx, Cook and Book, la Librairie Flagey et bien sûr Tulitu, où le mot de passe de mon accent m’offre un accueil chaleureux. Au détour d’une table remplie d’ouvrages alléchants, j’aperçois Logique de la science-fiction. De Hegel à Philip K. Dick de Jean-Clet Martin, sorti la semaine précédente. Il n’y a pas de hasard.

La librairie Tulitu, Bruxelles

 

À l’Atelier 210, on m’offre un cocktail cosmique, fumant de glace noire, en assistant à la conférence d’Emmanuel Jehin, astronome de l’Université de Liège, qui a baptisé un nouveau système d’exoplanètes habitables du nom d’un type de bière belge, Trappiste. Moment étonnant où le très manifestement francophone professeur s’exprime durant toute sa conférence dans un anglais teinté de son accent devant des spectateurs tout aussi francophones. L’anglais ici, semble être une trêve: il se glisse entre le français et le flamand. Personne ne l’est, mais tout le monde le parle.

Retrouver l’oasis d’un ami de mots communs. Le luxe de prendre tout un après-midi pour manger un bol de soupe pho au fond d’un jardin avec David. Retrouver des amis belges: Claire, Manuel et Céline. Retrouver des amis français de passages et m’enthousiasmer encore devant le talent de Julien, Vanessa et Nina. Les nouvelles rencontres aussi, avec Michael et puis la merveilleuse Sylvia.

La résidence qui passe le cap des trois quarts. Les mots qui s’immiscent et reviennent doucement dans le quotidien, avec toute l’équipe d’interprètes que je rejoins au théâtre le Rideau de Bruxelles qui m’accueille pour un atelier dramaturgique de deux jours.

Trouver les mots pour raconter l’histoire et la partager à l’équipe. Mais surtout la joie d’entendre mes mots lus par Jessica, Quentin, Thibaut, Céline, Laurence et Véronique. Rédiger du théâtre, c’est écrire du souffle. Il n’y a pas de plus grande joie que lorsque le verbe s’incarne chez des interprètes.

Un processus toujours un peu proche de la magie.

Revenir dans la forêt. Revenir pour se préparer à revenir. Pour que les temps et les espaces redeviennent uniques.

Arpenter le parc après le coucher du soleil. Observer le château en ruines.

Je n’ai pas revu les moutons.
Ni le renard.
Mais j’ai rencontré la lune, presque chaque nuit.
Et les étoiles.
Et les mots.

Le quotidien s’est éloigné pour me permettre d’écrire et je retourne chez moi, par la navette et l’avion, habitée d’un petit morceau d’étrangeté anthracite dans la tête. ♦

 


Marie-Claude Verdier est autrice, dramaturge et scénariste. Sa pièce Nous autres antipodes a reçu une mention au Prix Gratien-Gélinas en 2016. Ce voyage en Belgique a été possible grâce à une résidence croisée entre le CEAD et le CED-WB.

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