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Champignons magiques

Dans la plus récente pièce de Simon Boulerice, quatre femmes endeuillées reprennent goût à la vie entre les murs d’une maison condamnée.

Théâtre

Dans la plus récente pièce de Simon Boulerice, quatre femmes endeuillées reprennent goût à la vie entre les murs d’une maison condamnée.

Après Danser a capella (2012) et Géolocaliser l’amour (2016), Simon Boulerice est de retour aux éditions de Ta Mère. «Comédie un peu triste» pour quatre comédiennes, Ta maison brûle a été créée en juillet 2019 à Carleton-sur-Mer, par le Théâtre À tour de rôle, dans une mise en scène d’Édith Patenaude.

Apparente banalité

«Pour commémorer en grand…» Voilà pourquoi Murielle, soixante et un ans, «caissière de la caisse pop», a décidé de recevoir ses deux filles à souper. Fanny, trente et un ans, est «libraire jeunesse devenue chroniqueuse télé pour l’émission Marina Orsini». Kim, vingt-neuf ans, est «agente immobilière branchée et stylisée». La maison de Murielle, celle où Fanny et Kim ont grandi, celle où a vécu également leur père avant de mourir électrocuté dans un accident de travail, cette maison chérie de cent cinquante-six ans, pleine de souvenirs, dotée d’une âme, on y mettra le feu le lendemain parce qu’elle est rongée par la mérule pleureuse. À cet ultime repas, sorte de dernière cène, se joindra un peu plus tard Agnès, soixante-deux ans, la belle-sœur de Murielle, la sœur de son défunt mari, une «femme sans travail, sinon celui d’être une concurrente redoutable et célébrée aux concours de beauté».

D’abord, Murielle broie du noir: «Ma joie, c’était de vivre ici. C’était juste ça. Être les quatre ensemble, dans cette maison. Pis ma joie est finie. Mon mari est mort, mes filles sont parties, pis ma maison a pourri de l’intérieur. J’ai tout perdu.» Mais n’allez surtout pas croire que cette réplique donne le ton de la pièce. On a bel et bien affaire à une comédie. Il y a peut-être deux ou trois règlements de compte, quelques masques qui tombent, mais on a très généralement droit à des échanges vifs et colorés, un brin absurdes, des tirades parfois assassines et souvent désopilantes. Pas de doute: nous sommes bien chez Simon Boulerice. Dans l’apparente banalité des conversations, on en apprend beaucoup sur chacune, sur leurs regrets et leurs remords, mais aussi sur leurs rêves et leurs désirs.

Rebrancher le courant

Pour pimenter son repas, le dramaturge fait appel à quelques monologues, des moments oniriques, poétiques, où les personnages soliloquent de manière poignante. Puis surgit cette scène centrale, cruciale, une hallucination collective dont on se contentera de dire qu’elle est déclenchée par des champignons toxiques, mais surtout magiques. Dans un délire cathartique, les convives s’adressent à l’absent. Fanny interpelle son père: «Tu es venu rebrancher le courant, c’est ça? Tu es venu rallumer ce qui était en veille. Allez, papa. Hisse-toi haut dans ta nacelle et remets de la lumière dans nos vies.» Au terme de ce voyage intérieur, les quatre femmes paraîtront libérées, émancipées, prêtes à démarrer une existence nouvelle sans pour autant balayer le passé. «Une maison, c’est l’amour», affirme Murielle avant de finir par comprendre que l’essentiel est ailleurs que dans les murs, les meubles, les livres ou les nappes:

M’as survivre à toutes mes déceptions, à tous mes deuils, pis à toute ma solitude. M’as refaire ma vie dans mon quatre et demie. […] J’vas encadrer les plus belles photos des filles, les mettre su’es mur. Pis sur mon balcon, en arrière, j’vas me poser une corde à linge. L’été, quand on suspend ses taies d’oreiller pis que le vent s’occupe du séchage, ça sent meilleur. Comme si toute la saison se garrochait dans ton oreiller. Tu dors mieux dans ce temps-là. Tu dors léger.

Tout embrasser

En se servant du microcosme familial, des vives tensions qui l’habitent, des petits et grands secrets qui le minent, de la solidarité inouïe dont ses membres font preuve dans la tempête, Simon Boulerice dresse un vibrant portrait de son époque. Surtout, il tisse les références sublimes et grotesques, les expressions qui persistent et celles qui viennent de naître, les valeurs qui s’étiolent et celles qui s’imposent, les comportements qui fâchent et ceux qui réconcilient.

De manière réjouissante, sans ségrégation, sans hiérarchie, l’auteur et ses personnages embrassent la sagesse des humbles et celle des sommités, les cultures savante et populaire, les romans de Proust et ceux de la série Frissons, la mycologie et Occupation double, le mythe de Sisyphe et le dindon sauvage de Gatineau, la musique de John Cage et Sur la route de Madison. ♦

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Simon Boulerice
Montréal, Ta Mère
2019, 170 p., 20.00 $