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Cet espace entre nous

Anthologie d’inventions et de détournements, Le besoin fou de l’autre démontre qu’il faudra bien plus qu’une pandémie pour bâillonner les artistes du théâtre québécois.

Théâtre

Anthologie d’inventions et de détournements, Le besoin fou de l’autre démontre qu’il faudra bien plus qu’une pandémie pour bâillonner les artistes du théâtre québécois.

Pour sortir de l’impasse et faire en sorte que le théâtre québécois survive à la fermeture des salles et aux mesures sanitaires, les créateur·rices n’ont pas hésité à se renouveler. Pour celles et ceux dont les mots et les images sont réunis dans Le besoin fou de l’autre, il s’agissait de continuer à s’exprimer, de maintenir les rapprochements malgré l’éloignement imposé par la distanciation physique.

Pousser au dépassement

Valérie Deault, directrice éditoriale de la collection «Pièces» à Atelier 10, affirme que la quinzaine d’artistes dont les noms figurent au sommaire du recueil «ne se sont pas réinventé.e.s, ils et elles se sont dépassé.e.s». En effet, parmi les dix créations dont l’anthologie offre des extraits, plusieurs se caractérisent par une émouvante justesse du propos et une franche originalité formelle.

Dans les salles fermées de dix-sept théâtres montréalais, à la lueur d’une unique ampoule, celle de la plus symbolique que jamais «sentinelle», David K. Ross a photographié le vide laissé par le public, les acteur·rices et le personnel. Ses clichés, poignants clairs-obscurs intitulés «Une foule d’ombres», parsèment l’entièreté de l’ouvrage.

Dans «Ensemble», le spectacle du Théâtre DuBunker, les voix des actrices sont préenregistrées, et les spectateur·rices prêtent leur corps aux personnages. Imaginée par Maxime Beauregard-Martin, François Bernier et Hubert Lemire, la représentation est à la fois participative et documentaire. Citant les témoignages d’une trentaine de citoyennes, la partition formule les questions qui nous assaillent depuis le début de la pandémie – questions qui entrelacent le circonstanciel et l’existentiel. À même d’évoquer sans complaisance des réalités sociales diverses, l’œuvre suscite l’apaisement aussi bien que l’indignation, le rire aussi bien que les larmes.

Théâtre sonore

Olivier Choinière propose une nouvelle mouture de «Vers solitaire», une déambulation sonore créée en 2008. L’extrait choisi dénonce essentiellement la marchandisation des rapports humains, une réalité exacerbée par la pandémie, mais la lecture ne parvient pas à traduire la richesse et la complexité de l’expérience complète.

S’inspirant d’une idée de Wajdi Mouawad, le Théâtre Périscope a organisé près de trois mille lectures téléphoniques sur rendez-vous. Cinq textes issus de cette initiative sont publiés dans le collectif. Steve Gagnon, Véronique Côté, Simon Boulerice, Isabelle Hubert, Suzanne Lebeau et Lise Castonguay abordent avec sensibilité diverses formes de résilience à différentes périodes de l’existence. Intitulée «Au creux de l’oreille», cette heureuse formule, d’une rare intimité, risque fort de perdurer.

Avec ses objets et ses marionnettes, Ubus Théâtre a imaginé, en collaboration avec le Théâtre Pupulus Mordicus, un parcours poétique pour quatre spectateur·rices. Signé Agnès Zacharie, «Le pommetier» est une histoire d’amour et de deuil, de fleurs et de fruits, de sons et de sensations, une invitation à mordre dans la vie. Éric LeBlanc et Jean-François Bolduc, du collectif Atwood, ont pour leur part créé «Foule», une œuvre alliant littérature, photo et vidéo. Les trois portraits retenus dans le livre, certes sommaires mais vibrants, sont ceux de Mykaell, un homme trans, de Mario, un préposé aux bénéficiaires, et de Maryam, musulmane et féministe.

On trouve ensuite deux des textes prononcés lors du Cabaret de la Résistance, qui s’est tenu au Quat’Sous le 18septembre 2020. Alain Farah décortique, toujours avec érudition et ironie, la notion de temps, naviguant naturellement de Marcel Proust à Christopher Nolan. Quant à Evelyne de la Chenelière, elle nomme avec une terrible justesse ce qu’elle appelle «l’espace du besoin fou de l’autre»:

[E]ntre nous palpitent le potentiel infini, l’inachevé, ce qui est suspendu dans le spasme, le possible, la possible étreinte, et un jour, un beau jour, quand nous nous étreindrons, nous étreindrons aussi tout l’espace entre nous. Ce n’est pas rien.

Un sentiment de solidarité

En guise de conclusion, l’autrice Marianne Ackerman rend brièvement compte d’une discussion qu’elle a animée, en avril2021, à propos des conséquences de la pandémie sur la pratique théâtrale québécoise. L’une de ses invitées, Annabel Soutar, de la compagnie Porte Parole, a prononcé cette phrase: «Je pense que les gens reviendront au théâtre pour y retrouver un sentiment de solidarité.» C’est bien la solidarité qui confère à ce livre une forme de cohérence. On constate dans ses pages les effets fédérateurs du lien entre les actants du milieu, bien entendu, mais aussi entre les artistes et le public. On perçoit un contrat tacite, un courant continu, un désir inextinguible de se rassembler de toutes les manières possibles. Sous les débris, des fondations solides permettront de reconstruire ce que la pandémie aura érodé.

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Collectif
Montréal, Atelier 10
2021, 187 p., 15.95 $