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«C’est une journée parfaite pour cracher du sang»

«C’est une journée parfaite pour cracher du sang»

Sans réinventer le bitume, le premier roman de Jean-Christophe Réhel ouvre une brèche dans l’œuvre du poète, qui y propose un récit mutin où la maladie et la culture populaire font bon ménage.
 

Roman

Sans réinventer le bitume, le premier roman de Jean-Christophe Réhel ouvre une brèche dans l’œuvre du poète, qui y propose un récit mutin où la maladie et la culture populaire font bon ménage.
 

Dans Ce qu’on respire sur Tatouine, le maître des télescopages anthropomorphiques s’en donne à cœur joie, pare l’os d’une chair que l’on ne rencontre pas dans les cercles télégéniques et prouve que le délire intérieur peut constituer le haut lieu de la résilience. L’auteur, atteint de fibrose kystique, y raconte comment il a développé une gymnastique du cathéter et une forme sauvage de dédramatisation qui réchappe son être au monde. Ce premier roman engage des ressorts empathiques inattendus et probants. C’est une incursion dans les incapacités quotidiennes du malade, desservie par une langue affranchie qui déploie son imagination jusqu’au-boutiste.

Badin, et souvent là où l’on s’y attend le moins, Réhel ne montre aucune complaisance dans la mise en scène de son existence, dont il fait le récit avec une licence qui décape et fait du bien. Ses saillies poétiques font flèche de tout bois et traduisent de façon perçante son désir de ne plus être pris en grippe par l’univers ainsi que le plaisir qu’il prend à nous communiquer les circonvolutions de son esprit hirsute, et les sentiments contradictoires qui l’animent. «Pendant une partie de la journée, je reste dans le fauteuil à regarder mes mains. J’essaie de lire un livre, ma concentration s’attarde sur les marges blanches, j’évite de lire les mots. Si je lis un mot, je vais prendre en feu.»

«Si je ne me trompe pas, la vie est belle. Il suffit simplement de bien viser.»

Si les lésions bronchiques et le mucus provoquent des difficultés respiratoires qui diminuent les capacités pulmonaires de l’auteurn à 43%, son souffle romanesque s’avère véloce et percutant. Ce qui ne veut pas dire que la forme affiche une singularité admirable, même si le rythme constitue somme toute une de ses forces. Nous naviguons dans un récit standard, construit selon une architecture convenue. C’est assumé et ça marche plutôt bien. En revanche, Ce qu’on respire sur Tatouine manque de relief et souffre d’une inertie imputable au fait que le moteur romanesque court continuellement après sa queue, arc-bouté sur l’entrelacement de la culture populaire, de la maladie et de la solitude paranoïaque. Sa manière d’appréhender les événements, c’est-à-dire derrière le paravent surjoué de références à la culture geek, complique l’accession à une matrice humaine moins conformiste, plus authentique, et ultimement, moins puérile.

En tant que lecteurs·trices, on demeure en périphérie du monde sensible que l’auteur nous exhibe à moitié, derrière un prisme d’interprétation qui agace à force d’être trop emprunté et répété. Tout se passe comme si le poète ne pouvait se résoudre à dialoguer en profondeur avec le mal qui l’accable sans recourir à des symboles racoleurs et consensuels, qui limitent son inventivité et restreignent son répertoire, que l’on sait pourtant plus ample. La fibrose kystique n’est pas le seul tourment qui assaille le héros de Ce qu’on respire sur Tatouine: il est aussi prisonnier d’un regard monolithique, qui sabote la polysémie du mal de vivre et ses ramifications.

Je me sens comme un X-Men. Aujourd’hui pour dîner, c’est du macaroni chinois avec du chou-fleur. Je mange tranquillement, je n’ai pas vraiment faim. Je pense à quel X-Men j’aimerais incarner, je pense à Mystique, la fille bleue. J’aimerais être la fille bleue et me transformer en qui je souhaite. Je veux être George Clooney et me promener dans les corridors de l’hôpital en souriant comme George Clooney.

Pourtant, c’est au sein des passages où le Jean-Christophe du roman affronte et dépeint l’altérité que l’écrivain démontre l’étendue de son talent par la précision et le naturel de ses images. «Elle me fait un autre sourire. J’aurais le goût qu’il m’appartienne. J’aurais le goût de construire une cabane dans son sourire et d’habiter là longtemps et de ne plus payer de loyer et de ne plus faire de traitements pulmonaires et de vieillir et de mourir dans son sourire: un seul de ses sourires ferait l’affaire.» La partie du roman où le protagoniste fait un séjour prolongé à l’hôpital vaut à elle seule le détour. Le syndrome du babouin qui affecte l’auteur est le point de départ d’une série de réflexions et de situations délirantes, susceptibles de provoquer chez quiconque des fous rires irrépressibles. On rit beaucoup, mais il ne nous est pas permis d’apprécier les nombreuses couches identitaires de l’auteur. Puisque celui-ci se cache derrière Sam Gamegie, le hobbit protecteur de Frodon dans le Seigneur des anneaux, dès que le réel s’impose dans toute sa rudesse et son absurdité. C’est le poète qui fait de la pyrotechnie avec la langue, et qui aide son coloc Normand à compléter ses mots croisés en lui soufflant la définition du mot «abatis» que l’on aurait aimé découvrir davantage… ♦

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Jean-Christophe Réhel
Montréal, Del Busso
2018, 288 p., 24.95 $