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Ces quelques rêves résiduels

Temps libre propose une réflexion originale et sensible sur la persistance des rêves et les difficultés qui les accompagnent.

Bande dessinée

Temps libre propose une réflexion originale et sensible sur la persistance des rêves et les difficultés qui les accompagnent.

Dans Contacts (Mécanique générale, 2019), sa première bande dessinée, Mélanie Leclerc rendait hommage à la carrière et à la famille de son père, fils de Félix Leclerc et caméraman pour Pierre Perreault. Elle explorait aussi son ambivalence face à un tel legs, elle qui oscille entre l’admiration envers son paternel et le besoin de sortir de son ombre pour se tailler une place dans le milieu du cinéma. Dans son deuxième album, nettement plus maîtrisé, Leclerc pousse plus loin sa réflexion sur la filiation artistique et la mémoire. Elle s’interroge sur la teneur de ses rêves et met en lumière les embûches quotidiennes qui l’empêchent de concrétiser ses ambitions. Ces questions s’imposent de façon plus marquée chez les femmes, comme en témoigne le cas frappant de la marraine de l’autrice, Louise, sur lequel s’ouvre le récit autofictionnel.

Élaguer les ambitions

Sur scène, en plein milieu d’une performance, Louise ne trouve plus ses mots. Atteinte d’Alzheimer, elle doit renoncer à une carrière théâtrale qu’elle a entamée tardivement, après son mariage et son divorce; après avoir élevé ses enfants et occupé un emploi «sérieux» jusqu’à sa retraite. Elle s’est consacrée à sa pratique artistique au moment où il lui a semblé qu’elle avait «mérité» son temps libre, cet espace à soi, et ce, malgré sa passion et son talent, qui constituaient pourtant des raisons légitimes d’envisager une carrière d’actrice.

Le succès rencontré par Louise durant sa brève carrière aurait pu survenir beaucoup plus tôt dans sa vie. Elle en aurait alors profité plus longtemps avant que sa mémoire disparaisse. C’est en quelque sorte le constat de Mélanie, qui s’inspire de l’expérience de la maladie et de la profession de sa marraine pour entreprendre un ambitieux projet de documentaire expérimental, qu’elle tente de mener à terme en jonglant avec ses propres obligations familiales, sa «vraie» job et ses incertitudes. Ce film, pourtant longtemps chéri et auquel la cinéaste consacre toutes ses maigres ressources, ne verra jamais le jour. Un coup du destin de trop.

C’est de cet échec que jaillit la réflexion de l’autrice sur la pratique artistique et la fugacité du temps qui passe. Temps libre invite à saisir les occasions qui se présentent, mais aussi à accueillir les deuils de certains rêves pour mieux les transformer. L’œuvre ouvre une perspective sur ce qu’est une ambition. En effet, comment reconnaître l’importance d’un projet audacieux et l’opportunité de le réaliser? Comment accepter la désuétude d’un rêve, son impossibilité? Autant d’interrogations intelligemment abordées par Leclerc dans une narration menée avec adresse et rythmée par des cadrages dynamiques. Du trait léger de l’artiste émane un mouvement plutôt charmant, particulièrement dans les plans de dialogues, dont la vivacité m’a ramenée quelque part entre Jimmy Beaulieu et «l’évolution Pokémon» du style de Ginette Anfousse. Le sens cinématographique de Leclerc transparaît dans son éloquence séquentielle: le propos est perceptible dans la subtilité des jeux de cases, dans plusieurs détails et passages silencieux qui donnent une plus grande ampleur à cette histoire à la fois intime, familiale et féministe.

Cette confiance dont elles se sentent dépourvues

Conjuguer vie familiale et carrière: est-ce un dilemme spécifique aux femmes? Sans esquisser une réponse entièrement engagée dans ce sens, Leclerc interroge son propre rapport au travail artistique en s’intéressant à sa matrilinéarité. Elle montre comment s’alourdit la charge mentale des femmes qui prennent soin de leur famille; sous quels subterfuges se manifestent les obstacles au délestage de ce poids quotidien; en quoi cela dépasse, finalement, une volonté individuelle de se libérer. Avoir confiance en soi: oui, mais comment?

Car de l’assurance, Mélanie aimerait en avoir davantage, sauf que les limites semblent s’imposer d’elles-mêmes. L’alter ego de l’autrice ne se plaint jamais et ne rejette pas le blâme sur son entourage. Mais où trouver la validation des pairs et une erre d’aller quand la pratique artistique est interrompue par une corvée et un shift? Comment réconcilier son rôle de mère et ses rêves? La vie quotidienne – dont on ne calcule pas la valeur, puisque son bon fonctionnement repose généralement sur le travail invisible et gratuit des femmes – empiète sur le temps de création. Quant à la pratique elle-même, elle paraît toujours «égoïst[e] et désincarné[e]», à moins qu’on décide de lui consacrer les ressources qu’elle exige. Sinon, l’artiste doit abandonner certains rêves pour les recycler autrement, les adapter sous une nouvelle forme.

C’est ce que Mélanie Leclerc a entrepris avec succès.

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Mélanie Leclerc
Montréal, Mécanique générale
2020, 176 p., 27.95 $