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Ce qui me tient debout

Imaginez si l’humain pouvait aligner les pierres d’assise de sa propre construction… L’écrivaine Chloé LaDuchesse donne à voir sa charpente et les figures de l’intime qui la composent dans un deuxième recueil fort imagé.

Poésie

Imaginez si l’humain pouvait aligner les pierres d’assise de sa propre construction… L’écrivaine Chloé LaDuchesse donne à voir sa charpente et les figures de l’intime qui la composent dans un deuxième recueil fort imagé.

Si, pour Chloé LaDuchesse, le travail d’écriture se compare à celui de la sculpture, son dernier livre nous propose d’observer à notre guise les matériaux qu’elle utilise. Celle qui a été la poète officielle du Grand Sudbury en 2018-2019 dresse la liste de ses matières premières. C’est presque un parcours d’exposition.

L’exosquelette nous permet de tenir debout: il maintient en un tout les fluides, les organes, les inclinations. Séparé en cinq parties comme autant de thèmes fondateurs d’une complexion, le recueil offre une visite guidée dans l’univers identitaire de l’artiste. Une exploration du sillage des années fait office d’ouverture. On entre par la porte du temps. Ce qui a résisté? Les ami·es, les lieux, les animaux sauvages. C’est partout l’automne, la nostalgie imprègne les vers.

le ronron du chat caché
sous la catalogne de la vie
d’avant celle-ci
quand les heures me promettaient
    encore
leur mécanique paisible

Le sujet est usé: même les outardes voudraient remonter le temps. L’amitié, pourtant, brille encore sous le poids des réminiscences.

demain il ne fera peut-être pas très
    beau
mais nous serons encore ici
à compter nos rides
avec les souvenirs qui pulsent en morse
l’appel du café matinal

La poète nomme les ancrages immuables, les rues, les villes, les fleuves. Elle s’y rattache dans cette course contre les heures. L’érosion s’inscrit dans la géographie, mais aussi à travers la présence de témoins muets, les ratons laveurs, les grandgousiers des abysses, les insectes.

Le mémento des charmes

Sous le signe de l’autodafé, la deuxième partie de l’ouvrage expose l’amour et sa déliquescence. Ici, l’écrivaine fait preuve d’un peu moins de maîtrise: plusieurs redites et syncopes alourdissent parfois inutilement le propos. La mémoire d’hier demeure très présente, le sujet démontre une réelle obsession pour le passé qui s’accroche, même dans cette section sur la passion amoureuse. Moins aboutie, elle se termine toutefois sur deux strophes magnifiques.

qu’on me demande de choisir
et je pars par les airs
femme canon dans le couchant
d’août

qu’on me demande et je réponds
par une longue et lascive
explosion

Ce passage rappelle la force de frappe de LaDuchesse lorsqu’elle s’attarde au féminin majestueux et incontrôlable, comme présenté dans son premier recueil Furies (Mémoire d’encrier, 2017).

L’enfance comme un crochet double

La boxe s’inscrit également dans l’univers de l’autrice. Une section de ce recueil lui est donc consacrée, avec comme toile de fond les coups de poing d’un garçon aussi habité qu’agité. Le corps masculin est objet de comparaison, et le «tu» marque l’altérité de ce frère d’armes. La violence surgit. «Déjà ta vie ne t’appartient plus/on t’entraîne à obéir/ta gueule côtoyant les steaks». On ne saura pas qui est cet «homme jamais sevré de sa rage». Un compagnon d’enfance? Un alter ego troublé? Qu’importe. Le sujet se voit à l’aune de cette entité qui a la puissance des attentats.

au commencement il y a la jalousie
je veux que mon corps existe
sans sexe dans l’espace
mouvement ample le respect je veux
que l’idée de mon pouvoir
suffise

Encore une fois, l’écrivaine pose son regard de gorgone. «Les hommes ne sont pas près/d’arrêter la dévoration». Mais c’est au moment où elle aborde l’adolescence qu’elle touche au sublime avec un chapitre bien intitulé, «Les sibylles», dans lequel elle expose ces années où la «honte blanche/brûle éperdument». Sous le signe d’une sororité tantôt bienveillante, tantôt carnassière, LaDuchesse présente ce «boudoir de l’adolescence» avec une série d’images d’une grande justesse. Le sujet se nommera femme, «cette flèche de basse altitude», et le monde s’inversera dans sa transformation.

La genèse d’un monde intérieur à venir s’étale en une longue et magnifique série de vers impressionnistes, la seule sans doute où la poète lâche la bride. C’est alors que surgit la possibilité de la tendresse.

ce qui a été gâté cet été-là
deux bouteilles de jus de citron
la couleur rose
les secrets sous les grands cèdres
une vie debout
face au miroir

Auteur·e·s
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Auteur
Article au format PDF
Chloé LaDuchesse
Montréal, Mémoire d'encrier
2021, 128 p., 17.00 $