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Bilitis, 1985

Souvenir
Thématique·s

Au moment de partir du Bilitis, la doorman nous disait toujours, take care. Des filles nous. avertissaient souvent du danger en nous conseillant de rester groupées le plus possible quand on partait du bar. Beaucoup de femmes se faisaient suivre à la sortie des clubs lesbiens. Il arrivait aussi parfois que, tard dans la nuit, tout en haut de l’entrée qui donnait sur Saint-Denis, un grand costaud tapi dans l’ombre agite bizarrement le bras, la main jusqu’à en avoir les yeux révulsés. Avec le recul, penser que de pauvres types venaient régulièrement se branler à l’entrée du Bilitis me semble étrange.

Fleur

Photo : Oumayma B. Tanfous

 

J’étais très jeune, pas du tout majeure, et c’était le premier bar de filles que je fréquentais. L’extérieur était plutôt ordinaire, je me souviens néanmoins qu’une amie straight, comme on appelait entre nous systématiquement les hétéros, affirmait que l’on voyait bien qu’il s’agissait d’un club lesbien parce que l’entrée imitait quelque chose à quoi je n’aurais jamais pensé toute seule: les grandes lèvres.

Passé cette première entrée, il fallait descendre plus d’une vingtaine de marches pour arriver à la lourde porte derrière laquelle se trouvait la discothèque. Le samedi, seules les femmes étaient admises. Toutes se parlaient. Il y avait foule et autour de minuit la queue débordait loin dans les escaliers. Des étudiantes en technique infirmière, une militaire, des jeunes femmes qui dansaient en région, deux enseignantes, une psy, des secrétaires, des serveuses, une dentiste et une stagiaire en comptabilité. La doorman nous faisait entrer au compte-gouttes en souriant à chacune. Dans la grande salle souterraine, la musique nous électrisait. Deux barmaids parfaitement expertes tenaient le bar qui occupait tout un mur.

En retrait et montées sur de hauts talons, trois femmes très bronzées, les patronnes, disait-on, passaient la nuit entre le bar et un genre de bureau que l’on pouvait apercevoir quand la porte s’entrouvrait. Elles étaient habillées de cuir souple et coloré, rouge, bleu, mauve, et exhibaient des crinières rugissantes, méchées d’auburn et de roux quand, dans le club bondé, la plupart des filles portaient les cheveux courts. Face au bar, la piste de danse constituait le véritable cœur battant de la discothèque. De puissantes colonnes de son, des spots multicolores, des stroboscopes et une boule disco encadraient la petite scène carrée, recouverte d’inox. Au gré des succès qu’enchaînait la DJ, les filles se ruaient toutes sur le dancefloor.

Pour fendre la foule du Bilitis et s’ouvrir un passage, des serveuses virevoltaient avec leur petit plateau rond, en glissant sensuellement une main libre sur la taille des clientes. Une bière après l’autre et des cocktails simples, gin-tonic et téquila sunrise. Beaucoup de filles fumaient, ce qui permettait d’allumer la cigarette des unes ou des autres. Je crois bien que, dissimulées dans les coins plus sombres, elles prenaient aussi pas mal de coke, tandis que sous les lumières colorées, les patronnes continuaient d’onduler sur la musique en offrant des sourires à toutes. Les filles qui avaient eu la chance de pénétrer dans le bureau des patronnes prétendaient qu’elles s’y faisaient des lignes géantes comme leurs godemichés – très loin des images floues de David Hamilton.

 


Olga Duhamel-Noyer est née en 1970 à Montréal. Elle a publié quatre romans: Mykonos (2018), Le rang du cosmonaute (2014), Destin (2009) et Highwater (2006). Elle est aussi directrice littéraire à Héliotrope.

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