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Beauté minérale

Karoline Georges propose un nouveau huis clos futuriste inscrit à même les stigmates de la chair.

Littératures de l'imaginaire

Karoline Georges propose un nouveau huis clos futuriste inscrit à même les stigmates de la chair.

Obnubilée par le trop-plein d’images qui l’environnent, la narratrice de De synthèse cumule depuis l’enfance les heures passées devant l’écran du téléviseur. Elle a ainsi développé une expression faciale singulière, presque minérale, à mi-chemin entre le néant et l’extase. Ce masque quasi inerte la propulse, jeune femme, vers une carrière dans le mannequinat, car il peut «prendre toutes les couleurs sans imposer les siennes». La narratrice quitte — à destination de Paris — sa résidence de banlieue au Québec, où elle vivait une relation stérile avec ses parents. Elle ignore que des décennies s’écouleront avant qu’elle ne revoie son père et, surtout, sa mère, leurs «deux galaxies s’éloignant inexorablement l’une de l’autre avec la grâce des ballets célestes».

Depuis son départ de la maison familiale, la jeune femme cultive une anxiété croissante à l’égard de l’autre. Ses sens s’abrasent pratiquement tous, à l’exception de la vue, souveraine. Hormis de rares désagréments liés à l’odorat, la narratrice devient étanche au monde, presque dépouillée du goût, de l’ouïe et du toucher. Par contre, lorsqu’il s’agit de la télévision ou des métavers (univers immersifs), quelques soubresauts de vitalité subsistent, lui permettant d’affronter une vérité alternative en ligne: «loin de l’éther numérique, [elle] commençai[t] à suffoquer. [Elle devait] redevenir image, au plus vite».

Pas question alors d’envisager de monter à bord d’un autonomat (véhicule au pilote virtuel) ou de fréquenter quelqu’un d’autre qu’Andy, son automate domestique. Afin de remédier aux conséquences néfastes de la réclusion chez sa maîtresse, le robot a d’ailleurs disposé des plantes partout entre les murs blancs de l’appartement (pour la «photosynthèse», mot évocateur).

Incapable de quitter son logis sans son application d’accom-pagnement, la narratrice incarne l’étymologie même du terme image, imago, qui renvoie entre autres au masque mortuaire et, dans le langage scientifique, «au stade final du développement d’un individu, chez les arthropodes et les amphibiens». En outre, la peur d’une guerre nucléaire, après les incidents répétés survenus dans la première moitié du XXIe siècle, consolide la volonté d’enfermement de l’héroïne. Elle se satisfait d’un régime composé de barres repas quand elle n’est pas auprès de son avatar virtuel, Anouk. Elle a d’ailleurs porté ce nom — Anouk — dans l’esprit de sa mère pendant les douleurs de l’enfantement. À l’image des «embryons de frères et sœurs [de la narratrice], tous disparus avant de révéler leurs propres formes», ce prénom jamais né est à l’origine d’une nouvelle incarnation.

La maladie dont sera atteinte la mère de l’héroïne, maintenant devenue une vieille femme, symbolisera le rappel foudroyant de la fragilité humaine. Le rempart claustrophobe érigé par la narratrice s’effritera, paupières ouvertes sur des pixels aveugles.

Mirages synthétiques

L’ambiance agoraphobe de De synthèse s’inscrit dans la continuité d’Ataraxie et de Sous béton, titre qui sera réédité ce printemps chez Folio SF. Nous y retrouvons également des atmosphères dystopiques remémorant Nous autres d’Evgueni Zamiatine. Mais ce septième livre de Karoline Georges est sans contredit son plus intime, le moins «clinique» et sociétal. La décomposition du corps de la mère est poignante, l’inéluctable finale faisant preuve d’un réalisme saisissant. L’incarnation et la recomposition de la narratrice s’expriment brillamment en un mouvement opposé, un contrepoint à la dégradation de sa mère. Au fur et à mesure que la mère dépérit, décharnée (écorchée de sa chair), les sens occultés de la fille s’ouvrent, reconfigurent ce «corps post-humain, peut-être».

Sous l’impulsion maternelle, la narratrice apprend à faire danser les images fixes, à occuper la densité de la mère-matière. Enfin, elle entend la musique du Nord («Life in a Northern Town»), touche les mains tendues comme des oiseaux blessés ne demandant qu’à mêler leurs chants. Peu à peu, elle s’interroge sur son rapport excessif aux écrans, sujet des plus actuels.

La simplicité de l’intrigue de De synthèse, un peu prévisible — plutôt statique, telle la narratrice —, est généralement contrebalancée par le style et les images convoquées par Karoline Georges, qui brouillent «la ligne entre l’imaginaire et la réalité». Quelques coupes dans ce récit minimaliste auraient permis d’éviter des longueurs. Il demeure que l’immersion, la transcarnation, se révèle complète, aussi violente que libératrice, porteuse d’éternelles promesses. Karoline Georges sublime sa démarche avec ce roman minéral: au-delà du béton et de l’acier, un ciel est visible, dominé par la lueur froide, mais ô combien gracieuse, de la lune.♦

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Karoline Georges
Québec, Alto
2017, 220 p., 22.95 $