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Avez-vous lu Yves Boisvert?

Un long métrage sur la vie du poète Yves Boisvert (1950-2012) a pris l’affiche le 23 novembre dernier. Rencontre avec le réalisateur et coscénariste Yan Giroux et le comédien Martin Dubreuil, qui interprète l’artiste disparu.

À tous ceux qui ne me lisent pas

Un long métrage sur la vie du poète Yves Boisvert (1950-2012) a pris l’affiche le 23 novembre dernier. Rencontre avec le réalisateur et coscénariste Yan Giroux et le comédien Martin Dubreuil, qui interprète l’artiste disparu.

Sébastien Dulude: Yan, d’une part, tu as personnellement connu Yves Boisvert, avec une certaine distance, et d’autre part, il a une réputation de poète maudit — il y a toujours une construction presque mythologique de ce type d’artiste là. Entre ces infor-mations qui nous arrivent et les témoignages plus fiables, entre le biographique et la fiction, comment as-tu fait la part des choses pour construire le personnage d’Yves Boisvert?

Yan Giroux: Le biographique était à la base du projet. J’ai fait beaucoup de rencontres: Bernard Pozier, Gaston Bellemare, Serge Mongrain, toute la gang de Trois-Rivières, et Dyane Gagnon [la compagne de Boisvert, interprétée par Céline Bonnier], à qui j’ai beaucoup parlé. Ma connaissance personnelle d’Yves ne me permettait pas de construire un personnage, et dans le processus d’écriture avec mon scénariste Guillaume Corbeil, on n’arrivait pas à créer une structure dramatique qui tenait un long métrage seulement à partir des faits. Alors Guillaume m’a dit: «Oublions un peu les faits, et essayons de faire une histoire qui fonctionne avec des ressorts dramatiques intéressants qui pourraient nous permettre de transmettre ton amour de Boisvert au public.»

S. D.: Sur le plan de la construction du rôle, Martin, qu’est-ce qu’on injecte dans ce personnage qui a réellement existé, dans ses gestes, sa façon d’être? Prends-tu ces informations un peu partout?

Martin Dubreuil: Oui. Pour moi, c’était un peu enrageant de ne l’avoir jamais même rencontré. Du moins si je l’ai déjà rencontré, je ne le sais pas. De ne l’avoir jamais vu vivre, bouger, de ne jamais avoir vu son énergie, c’était un peu frustrant. Donc je me fiais à Yan. Et j’ai rencontré des gens qui l’ont connu. Je leur posais des questions: «Est-ce qu’il riait? Quand il parlait, parlait-il en riant? Était-il sérieux? Avait-il de l’écoute? Était-il enragé? Tapait-il sur la table quand il s’enflammait? Se mettait-il debout pour s’enflammer?» J’ai cherché le plus d’informations possible et j’ai eu accès à des enregistrements audio et vidéo.

Y. G.: Pour nous, c’était important qu’Yves ait un côté frondeur, baveux. Il prenait un plaisir fou à défier les gens dans différentes situations, mais ne manquait pas d’humour non plus. Il adorait jouer avec les mots, sortir des jeux d’esprit pour faire valoir ses idées. C’est cette vivacité dans le parler et dans la langue qu’on voulait absolument mettre de l’avant. Il y avait le regard, cette espèce de regard par en dessous.

M.D.: En photo, il te tue. Quand il regarde l’objectif, tu trembles. Je ne suis pas sûr que j’ai ce regard-là, mais je suis un acteur, capable de me positionner et de regarder d’une manière ou d’une autre. J’ai joué par en dessous. C’est quelque chose que Yan a bien aimé. Même s’il n’était pas nécessairement comme ça, cette manière de l’incarner lui faisait penser à Yves.

Y. G.: Ultimement, on se donnait une certaine liberté. Yves a travaillé fort sur sa propre mythologie. Dyane me disait souvent qu’entre une histoire vraie et une bonne histoire, il préférait raconter la bonne histoire. [Rires] Il n’avait pas peur de mentir ou d’inventer autour de sa propre vie. On a pris ça un peu comme un relais pour poursuivre dans cet esprit, et ne pas se limiter au factuel.

S.D.: Dans les traits qui caractérisent votre Boisvert, ce qui m’a frappé, c’est ce côté poète avant tout. Il travaille tout le temps. Il est acharné, habité. En même temps, il y a un prix à payer pour faire passer la poésie avant tout. Il vit aux crochets, il déçoit. Il n’apporte pas le livre que son éditeur attendrait. Et il a ses propres rancœurs, aussi. Mais entre ces deux angles-là, il en sort un troisième que je n’avais pas soupçonné, ce côté charmeur, et j’aimerais vous entendre là-dessus.

Y. G.: Peut-être le fait que Dyane a été très impliquée dans la préparation du projet nous a donné un regard plus romantique que celui que ses amis ou ses connaissances auraient pu avoir en le côtoyant au bar ou dans des contextes plus littéraires. C’est sûr que de son point de vue à elle, il y avait cet aspect, le grand charmeur.

M.D.: De ce que j’ai entendu, malgré son attitude controversée, son comportement arrogant, il cherchait à plaire quand même. Marc-Aurèle [le fils de Dyane, interprété par Henri Picard] me disait qu’il se voyait comme un acteur. Un acteur, ça charme. Il se voyait séduisant. Il jouait à être cool. Il avait ça. Je pense qu’il devait dégager un charme dans la vie de tous les jours même si ça ne se voyait pas qu’il essayait de charmer. Il devait aussi avoir un certain succès chez les femmes.

Y. G.: C’est quelque chose qui revenait dans les témoignages de ses différents amis. La conquête, le rapport aux femmes faisaient partie de quelque chose qui était peut-être moins présent à la fin, avec la stabilité de sa vie amoureuse avec Dyane. On le retrouve quand même à travers certains de ses textes: Les amateurs de sentiments, Aimez-moi. Ce côté romantique amoureux ressort dans ses poèmes. Pour moi, c’était assez naturel d’amener le personnage vers cet aspect. Et au niveau du scénario, ça nous permettait d’aborder de façon plus intense le rapport au compromis, en intégrant l’être aimé dans ses sacrifices, dans son mode de vie.

Boisvert

S.D.: L’autre aspect que j’ai trouvé réussi, étant donné que faire un film sur un écrivain est probablement un défi, c’est la part de silence. On le voit lire ses textes en public et Yves est verbomoteur. Mais un écrivain qui écrit, lit, réfléchit le fait en silence. Comment as-tu approché ce silence, Yan? Et Martin, comme acteur, quel est ton rapport à la lecture?

M.D.: En même temps qu’acteur, j’ai été poète longtemps. Je me vois comme un acteur poète rockeur. Je fais de la musique,
du rock’n’roll. Mais je n’écris plus autant maintenant; je fais surtout de l’acting et j’ai un rôle d’homme de famille. [Rires] Mais il y a toujours en moi ce poète rockeur. Je l’ai tellement vécue, la vie de poète, que je me suis tout de suite identifié au personnage d’Yves Boisvert. Je griffonnais, composais des poèmes spontanés quand j’étais filmé. Je me récitais des poèmes et mémorisais des textes de Boisvert quand on me filmait en train de penser. J’avais vraiment de la poésie dans la tête.

Y. G.: Ce que j’aimais, c’est que même quand on filmait Martin de dos, on le sentait écrire. Comme si son corps était habité par les mots qui sortaient en avant. C’est une qualité de présence que Martin a vraiment su donner au personnage. Filmer quelqu’un en train d’écrire, ça faisait partie des défis: comment mettre à l’image un écrivain. C’est un peu aux antipodes de ce que le cinéma fait bien. Idéalement, quand il y a du mouvement et du son, c’est plus proche du médium. On voulait éviter les fameuses séquences de fondus enchaînés de gens qui écrivent.

S.D.: Tout à l’heure, Yan a évoqué la transmission. C’est évident qu’Yves Boisvert est présenté comme un passeur de poésie, malgré qu’il avait tiré un trait sur une ambition, par la gloire ou le succès commercial, de transformer les masses. Ton film représente-t-il une manière de poursuivre son œuvre de transmission?

M.D.: Ce film-là, Yan l’a fait à la manière d’Yves Boisvert, dans une volonté de transmettre, d’inspirer les gens vis-à-vis de l’écriture, et de montrer un certain mode de vie. Il a aussi eu l’idée d’adapter la vie d’Yves à un contexte contemporain.

Y. G.: Je trouvais plus pertinent de montrer Yves aujourd’hui pour le garder vivant et qu’il nous confronte. Le placer dans le passé et le détacher du présent ne nous servait pas du tout. La pertinence d’un poète comme Yves Boisvert en 2018 est indéniable. Sur le plan de la transmission, c’est effectivement quelque chose qu’il a fait, pour Hélène Monette ou Tony Tremblay, par exemple, chez qui il a eu un rôle déterminant. C’est un hommage à Yves, mais aussi un hommage à tous ces artistes qui façonnent la culture québécoise dans l’ombre des grands médias. Le film s’adresse à tous les publics, mais j’ai quand même une petite envie subversive de peut-être changer le parcours de quelques adolescents qui, par le contact avec la poésie et ce personnage-là, voudront à leur tour faire valoir un autre point de vue. Je pense que c’est surtout ça, le rôle du poète, un genre de chien de garde de tout ce qui n’est pas dit ailleurs.

S.D.: Dans le cas de Boisvert, c’est aussi un éloge à tout un genre, la poésie, qui est le parent pauvre de la littérature, elle-même le parent pauvre des arts de l’image. Donc, votre film rend un service inestimable à la poésie. Pour toutes ces raisons, merci. ♦

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