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Avatars du rat

Avatars du rat
(pour Élise Turcotte)
Transports
(pour Élise Turcotte)

Dans le studio de la Cité internationale des arts à Paris où je suis venu terminer un roman, il est très difficile de m’endormir sans bouchons. Je surplombe la voie rapide qui longe la Seine. De ma fenêtre, j’assiste aussi toutes les nuits au ballet des rats, privilège des insomniaques et des buveurs. Je les vois tenter de chaparder les vivres planqués dans les sacs de couchage de la trentaine de sans-abri qui dorment juste sous ma fenêtre. Aux dernières nouvelles, Paris compterait plus de rats que d’habitants. Plusieurs parcs des alentours sont fermés pour cause de dératisation. Sur les bords de la Seine, les rats vont bientôt détrôner le mime, le serveur rébarbatif et la crotte de chien comme sujets privilégiés dans les égoportraits des touristes. Pour chaque rat que vous voyez, il y en aurait dix terrés quelque part.

Élise Turcotte, poète québécoise que j’ai croisée à la mi-mars au Salon du livre d’Abbeville en Picardie, m’a confié que la multiplication horrifiante des rats parisiens lui évoquait un thème porteur. Ne pourrait-on pas comparer ça à la situation politique actuelle en Europe? Je n’en suis pas sûr. L’image que ces rats m’avaient d’abord évoquée est bien différente. Pour moi, ils représentent plutôt la multiplication des touristes Airbnb et il m’a toujours semblé que les fachos étaient mieux pourvus côté canines. Mais comme pour étayer la thèse d’Élise, la presse parisienne nous apprenait à la fin de mars que Marine Le Pen était à peu près certaine d’arriver en tête au premier tour de l’élection présidentielle et que les chiffres des sondages d’alors, pour la plupart réalisés par internet, sont trompeurs étant donné qu’ils n’atteignaient pas les populations plus âgées qui vivraient toujours à l’ère du téléphone filaire. Pour chaque électeur du FN visible dans les sondages, il y en aurait un ou deux autres cachés, injoignables par les outils modernes de communication, prêts à surgir toutes griffes saillantes pour couiner leur révolte dans un bureau de vote près de chez vous. L’amalgame est donc facile à comprendre, mais les électeurs ne sont pas des rats, ce sont des gens. Et si l’on demandait au père Le Pen de nous expliquer comment il voit la métaphore des rats en France, son impubliable réponse aurait toutes les chances de décevoir sans étonner. Donc foin de ces comparaisons. Retournons au livre, havre sécuritaire et boussole indispensable dans ce monde devenu trop compliqué.

Très tôt le matin, il m’arrive souvent de voir des rats sauter dans les caissons vert forêt des bouquinistes à mon approche. Je dois leur faire peur avec mes grosses chaussures. Je crois qu’ils restent dans leur cachette jusqu’à ce que les bouquinistes les en chassent au matin. Regardez-les se lover dans le nid douillet que forment Le petit prince et Zazie dans le métro! Alors la prochaine fois que vous palperez de vieux livres à la recherche de La peste, vous risquez fort de la trouver. Et ce ne sera pas celle de Camus. Ce format poche de Notre-Dame de Paris est grugé aux coins? Ne grondez pas trop vite votre petit chien… Les coupables sont probablement les maîtres de la nuit. Pis à part ça, si vous cherchez vraiment la cour des Miracles, elle dort sous ma fenêtre tous les soirs. Laissez tomber Hugo, il y a tant de nouveaux livres qui sortent et qui dressent un portrait beaucoup plus clair de la situation actuelle! Fouillez jusqu’au fond du caisson, mettez un doigt dans les recoins où l’on ne voit pas, allez, courage!

Vous y trouverez peut-être un exemplaire du Suicide français du très nostalgique Eric Zemmour. Plus de 330000 exemplaires vendus, paraît-il. Il y est surtout question de la déchéance que la France connaîtrait depuis 1970 à cause notamment d’une immigration nuisible et incontrôlée, de la perte des valeurs communes et de l’avachissement général de sa trempe morale. Voilà qui devrait en principe nous éloigner de la métaphore facile proposée par Élise, sauf qu’il y est beaucoup question de Pétain… Retour à la case rongeur, donc. Essayons autre chose. Réfugions-nous dans la fiction romanesque. Ah! Mais que voilà? C’est Le camp des saints de Jean Raspail, une vieillerie publiée en 1973 qui refait surface comme un virus oublié. L’auteur y raconte l’histoire fictive de l’invasion de la France par une armada de 800000 Indiens miséreux voguant sur des navires rouillés. Ces populations pauvres et basanées parviennent facilement à vaincre les Européens trop divisés quant à ce qu’il faut faire contre cet envahisseur. L’histoire se termine plutôt mal pour les Français, exterminés par ces sans-papiers. Les gauchistes venus à leur rencontre sont les premiers à y passer. Quelques résistants prennent le maquis en tirant sur tout ce qui bouge. Marine Le Pen en recommande chaudement la lecture ainsi qu’un certain Steve Bannon, conseiller du président Trump et fondateur du site d’extrême droite Breitbart News, qui le lit évidemment en traduction. Les rats sont-ils polyglottes?

Alors, chère Élise, comment organiser ces millions de rats dans une image littéraire qui ne soit ni trop facile ni trop dégradante, tout en se prémunissant contre le reductio ad Hitlerum? Et que pensait-il des rats, l’oncle Adolf? Reggiani ne nous l’avait-il pas plutôt décrit comme un loup entré dans Paris?

Me voilà donc à la Cité internationale des Rats, observatoire privilégié et bruyant de ces rongeurs qui ont toujours servi d’allégorie à tout ce qui est perçu comme une menace à l’ordre établi. Qui sait si l’élection du 7 mai n’accouchera pas d’un joueur de flûte qui saura les charmer et les entraîner vers les flots où ils disparaîtront à jamais, au fond de la Seine avec les autres bêtes grises. Seuls les sourds survivront. Je remets mes bouchons, car j’ai assez lu pour savoir que je suis probablement le rat de quelqu’un.♦

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