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Aux pays de Marco Micone et de Régine Robin

L'échappée du temps

«On ne naît pas femme, on le devient.» Par cette formule célèbre inspirée par Érasme, Simone de Beauvoir condensait une des idées centrales du Deuxième sexe, son ouvrage phare. Oui, disait-elle, il existe des différences génétiques, endocriniennes et anatomiques entre les hommes et les femmes. Cependant, elles ne sauraient définir la féminité, puisque celle-ci s’avère d’abord une construction culturelle plutôt qu’une donnée naturelle. Autrement dit, rien n’est donné d’emblée à une identité, celle-ci étant d’ailleurs appelée à se transposer au fil de la vie.

Cette formule a été reprise de toutes sortes de façons. Le dramaturge Marco Micone l’utilise pour circonscrire sa pensée au chapitre de la citoyenneté. Dans On ne naît pas Québécois, on le devient, un condensé de ses réflexions sur cette question qui habite toute son œuvre, il montre en quelque sorte qu’il ne suffit pas d’un certificat de naissance pour affirmer d’où l’on vient, et encore moins qui l’on est.

Dans la perspective où chacun resterait collé pour l’éternité à la seule matrice offerte par le hasard de sa naissance, il serait possible de croire avec J. M.Barrie, l’auteur de Peter Pan, que «nous ne pouvons nous faire nous-mêmes, […] car on nous a déjà faits». L’humanité, tissée à jamais des fibres premières de ses origines biologiques, serait sans possibilité réelle d’y ajouter de nouveaux déterminants pour transformer l’histoire de la vie, pour transformer de nouvelles histoires en éléments de vie. La tradition des origines déterminerait tout.

Sartre affirmait au contraire qu’«on peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous». Et c’est bien cette position sartrienne qu’adopte Micone. À l’heure de la «délégitimation» du discours de classe, il critique, dans cette veine, les dérives du capitalisme et du nationalisme: il importe de se demander à qui cela profite pour y comprendre quelque chose, au-delà des diverses versions qui nous sont proposées. L’erreur suprême, en tout cas, serait à son sens de croire que ces discours sont à l’avantage des citoyens moins fortunés et qu’il n’y a pas, de toute façon, d’alternative au dogme du néolibéralisme, ni à l’étroitesse du nationalisme identitaire. Micone en a notamment contre le discours nationaliste étriqué porté par la CAQ à l’égard des immigrants. «De la nation civique et inclusive, fondée sur l’égalité de tous les citoyens, nous sommes passés à celle de nature ethno-culturelle.» Et cela, en dépit, précise-t-il, «de la brutalité et [de] l’incompétence» démontrées par ce gouvernement.

Au théâtre, Micone a donné une trilogie: Gens du silence (1982), Addolorata (1984) et Déjà l’agonie (1988). Dans Speak What (2001), il a offert une réponse célèbre au poème Speak White, de Michèle Lalonde. Depuis l’arrivée au pouvoir au Québec de la droite caquiste, il a régulièrement donné à lire des textes qui en appellent à une plus grande justice sociale et à des principes de tolérance, au nom d’une démocratie libérale dont il n’est pourtant pas dupe des paradoxes, à commencer par le fait que l’égalité promise à tous s’avère sans cesse rabotée dans un cadre économique et social foncièrement inégalitaire. «Le vertige des mots et de la mystique nationale l’emporte sur la vérité d’une société insensible à la détresse des pauvres et aveugle au délabrement de certaines de ses institutions – que la pandémie a révélé dans toute son acuité.»

La pensée de Marco Micone s’est d’abord fait entendre à peu près en même temps que celle de l’historienne et sociologue Régine Robin, c’est-à-dire à compter du début des années 1980, au milieu des réflexions sur le multiculturalisme, l’interculturalisme ainsi que la pluralité ethnique, linguistique et culturelle, qui continuent depuis de faire leur chemin.

Dans Les ombres de la mémoire, des entretiens très travaillés qu’elle a su compléter avant de mourir en février2021, Robin aborde, à sa façon, les mêmes thèmes que Micone ainsi que quelques autres, au chapitre de la mémoire, de l’écriture, du récit de soi. Ce livre vif et stimulant, comme l’est aussi celui de Micone, propose un panorama de son parcours intellectuel et donne des balises pour penser le temps qui lui aura manqué pour le poursuivre. L’essayiste répond ici en principe aux questions de Stéphane Lépine, ancien animateur de la défunte chaîne culturelle de Radio-Canada. Les questions de ce dernier souffrent hélas de l’étalage quasi continuel d’une érudition caricaturale qui fait songer, au bout du compte, à un assemblage mal digéré de lectures dont la pertinence apparaît plus d’une fois quelque peu douteuse, à tel point qu’on se prend à se demander quelle en est bien l’utilité.

Tout au long de ce livre, Robin se présente comme une «non-alignée», flattant plus d’une fois l’idée qu’elle appartient à une marge dont elle aime à l’évidence s’enorgueillir. Il est pourtant facile de la situer dans le sillage d’une mer d’idées qu’elle fait siennes. Ses références sont nombreuses, connues et transparentes. Ainsi évoque-t-elle Pierre Bourdieu, Marc Ferro, Patrick Boucheron, Serge Doubrovsky et bien d’autres. Ses prises de position rencontrent d’ailleurs leur lot de gens qui y adhèrent. Elle n’hésite pas à répéter qu’elle a voté «Non» lors du référendum québécois de 1995. Quelques mois avant de mourir, toujours combative, elle se prononçait contre la mise à l’écart des vieux, au milieu de la pandémie de COVID-19, par l’entremise d’un texte destiné aux pages du journal Libération.

Robin répète qu’il lui était impossible, dès son arrivée dans les années 1970, de partager l’imaginaire national de ses collègues québécois à l’université. Elle s’en explique en revenant sur sa propre trajectoire, sur celle de sa famille aussi. Elle parle de son père, du communisme, de la Shoah, de migration, d’une existence passée à cheval entre deux continents, puis de son amour pour Berlin et Paris. Toute sa vie, elle se sera sentie excentrée, ce qui est par ailleurs loin de lui déplaire, à tel point que cette caractéristique constitue un des principaux carburants de son œuvre. À son sens, celui qui arrive d’ailleurs «ne peut pas faire sienne la mémoire collective si prégnante d’un peuple», puisque sa mémoire est autre. «C’est ce que j’ai voulu dire dans mon célèbre "on ne devient pas Québécois" qu’on m’a tant reproché.» Sa vie, déroulée sur papier au bénéfice du lecteur, relève du «romanesque sans roman», pour reprendre l’expression de Roland Barthes, qu’elle cite pour expliquer, plus d’une fois, comment les codes de l’écriture sont appelés à être brouillés, à la mesure du brouillard qui hante l’existence. Elle parle aussi de ses livres, auxquels on a souvent envie de retourner. «J’étais celle qui changeait de nom (dans la réalité, j’ai changé de nom, mais c’est une autre histoire), je n’étais pas celle que je prétendais être, j’étais plusieurs personnages à la fois, je ne me ressemblais pas», écrit-elle.

Au fond, Régine Robin et Marco Micone en ont tous les deux contre ce que la première appelle «la position fixiste», c’est-à-dire l’extrême fidélité mémorielle à un passé de composition, tissé serré, immémorial, «éternellement convoqué, mobilisateur, instrumentalisé à tout moment» au nom de politiques outrageantes et qui finissent vite par tourner à vide, du moins pour ceux censés en bénéficier. L’un et l’autre conspuent en ce sens l’étroitesse d’un nationalisme identitaire, du roman national, qui fait toujours beaucoup de mal. Cependant, Robin croit pour sa part qu’il faudrait remplacer ce mythe identitaire par un autre, autrement dit «trouver un autre grand récit et abandonner les vieux récits victimaires où les Québécois sont des éternels losers». La position de Micone à cet égard est sensiblement différente ou, si l’on veut, ancrée différemment dans une autre expérience sensible du monde. Très tôt, l’auteur prend la mesure de sa condition de minoritaire, tant au Canada que dans l’ensemble nord-américain. «L’arrogance et le mépris, écrit Micone, je les avais vécus en Italie en tant que fils de paysans pauvres et parlant le dialecte du Molise. Il n’a pas été difficile de faire cause commune avec les francophones.» On sent chez lui une volonté de lutter et de ne pas prendre les entités nationales pour définitives.

Ce que nous sommes est le résultat de rapports de force disproportionnés, de la crédulité des dominés et de la ruse des dominants, de l’insatiable soif de pouvoir et de richesse d’un petit nombre, mais aussi d’idéaux lamentablement dégénérés en carrières.

Le devenir incertain du statut minoritaire ouvre alors la voie à la possibilité d’une solidarité inclusive, sans cesse remise en question et en chantier.

 

Marco Micone
On ne naît pas québécois, on le devient
Montréal, Del Busso
2021, 136 p.
Stéphane Lépine
Les ombres de la mémoire: entretiens avec Régine Robin
Montréal, Somme toute
2021, 224 p.

 

 


Jean-François Nadeau est journaliste et chroniqueur au quotidien Le Devoir. Formé en science politique et en histoire, il a publié plusieurs livres, dont Un peu de sang avant la guerre (2013) et Les radicaux libres (2016) à Lux éditeur.

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