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Au miroir des bordels

L'échappée du temps

Le 11 février 1942, en pleine crise de la conscription, eut lieu à Montréal la première grande assemblée publique des opposants à l’enrôlement obligatoire. Une foule mécontente prit alors d’assaut une maison close connue située rue Ontario. La charge fut donnée à coups de pied et à coups de poing, sous les cris et l’affolement des occupants qui étaient jetés sans ménagement à la rue par les assaillants.

À l’évidence, les jeunes impliqués dans cet événement n’en ont pas seulement contre la participation à la guerre. Leur rapport d’opposition au conflit mondial s’attache aussi au sentiment que leur société souffre de maux sociaux profonds dont le remède leur échappe. Ces manifestants ne sont pas les seuls à partager de tels sentiments: les pompiers, prévenus de l’assaut du bordel, ne lèvent pas le petit doigt et regardent la scène. La manifestation se poursuit: on crie des slogans antisémites. En temps de crise profonde, les femmes et la figure caricaturale de l’étranger supposément menaçant servent toujours de déversoir au trop-plein de frustrations vécues à l’égard de sa propre condition.

Le cas de cette maison close attaquée par des manifestants à l’hiver 1942 est exemplaire. Il révèle en quelque sorte la double face de Montréal par un lieu qui était connu de tous. Lorsque, à la suite de plaintes, la Justice exigeait qu’on interdise l’accès à ce lieu de débauche, la police se contentait d’apposer des scellés sur l’une ou l’autre des nombreuses portes que comportait l’immeuble, autrement dit elle laissait libre accès au lieu par toutes les autres portes. La maison était de surcroît toujours sous bonne garde sans que ses activités ne soient menacées: un poste de police était situé immédiatement de l’autre côté de la rue. De là, il était en effet impossible aux policiers de ne pas constater l’activité bourdonnante que suscitait cette maison.

Le caricaturiste Robert LaPalme, à la différence de beaucoup d’hommes de son temps, ne cachait pas du tout sa fréquentation des bordels du Red Light de Montréal. Il était d’ailleurs un habitué des lieux visés en février 1942 par les manifestants anticonscriptionnistes en colère. Pour se mettre à l’abri d’éventuelles tentatives de chantage, LaPalme payait toujours par chèque sa favorite. Il avait pris soin de conserver soigneusement la trace de chacun de ses paiements. Aurait-on voulu le faire chanter comme d’autres avant lui, il n’aurait pas hésité à exhiber les preuves de son appétit sexuel dévorant pour faire ravaler les mauvaises langues.

La sexualité au cœur des livres

Écrire à propos de la prostitution est devenu depuis longtemps une industrie. Si on laisse de côté les nombreux livres dont la fonction est de répondre surtout à des besoins plus ou moins dissimulés de voyeurisme, plusieurs travaux sérieux s’accumulent sans pour autant que leurs différents éclairages n’effacent tout à fait les ombres inhérentes à ce monde de la nuit. Ces livres réunis montrent à tout le moins à quel point les diverses manifestations de la sexualité paraissent essentielles à la vie en société.

Photo : Archives de la Ville de Montréal | P43-3-2_V24_E220-01

Maison de prostitution au 1246-1248-1250-1252 de Bullion, années 1940.
Photo : Archives de la Ville de Montréal | P43-3-2_V24_E220-01
 

Dans La vie libertine en Nouvelle-France au XVIIe siècle, un livre de Robert-Lionel Séguin que les éditions Septentrion viennent à raison de rééditer [NDLR: voir critique p. 52], l’historien proposait en 1972 un regard nouveau sur la sexualité en s’intéressant à la culture populaire des débuts de la colonie française au Nouveau Monde. Lorsqu’en 1976 Séguin avait remporté le prix Ludger-Duvernay pour son œuvre, il avait expliqué un peu ce vaste projet en disant qu’il avait «voulu sortir nos ancêtres de la légende» dans laquelle ils avaient été enfermés. Ces premiers habitants d’origine européenne, disait Séguin, étaient capables de vibrer, de vivre intensément. Ils aimaient s’amuser, faire bonne chaire et lever le coude autant que le jupon. Séguin faisait remarquer l’existence de la poudre à joue, de robes nombreuses et des témoignages d’une certaine frivolité chez des êtres aux tempéraments par ailleurs forgés par la dure nécessité de survivre à des conditions de vie pénibles. De quoi tout de même soutenir l’imagination galopante d’un être comme Jacques Ferron, très enclin à voir volontiers plus de parties de jambes en l’air que de bondieuseries dans les récits messianiques des premiers montréalistes.

Au nombre des œuvres d’historiens qui invitaient à moduler le regard sur la place de la sexualité dans l’histoire de notre société, on trouve aussi Plaisir d’amour et crainte de Dieu de Serge Gagnon, un autre livre tout juste réédité, cette fois par les Presses de l’Université Laval. Dans cet essai, Gagnon montre comment la sexualité a été recadrée au temps du Bas-Canada selon un dispositif de contrôle religieux. La sexualité se trouve ici soumise à un éclairage qui tient compte des ombres portées par la croix catholique.

Donner une voix aux femmes

Dans ce XIXe siècle québécois encore largement méconnu sous le rapport de la sexualité, la prostitution témoigne des conditions sociales présentes dans cette société. Ville portuaire, ville coloniale, Montréal compte par exemple un nombre important de prostituées au XIXe siècle sans qu’on en sache tellement sur les origines et la condition de ces femmes qui apparaissent çà et là dans les archives.

Mary Anne Poutanen, une historienne de l’Université McGill, a corrigé en partie cette méconnaissance en publiant un livre original dans lequel elle donne la parole à ces femmes grâce à un patient travail de reconstitution de leurs conditions. À cette fin, elle a interrogé les archives judiciaires, les journaux, des inventaires et documents divers qui traitent de ces femmes de près ou de loin. À force de s’entêter, elle a découvert que des milliers de femmes se livrent à la prostitution à l’époque, en 1842, alors que la ville ne compte guère plus de 40000 habitants.

Son livre, Beyond Brutal Passions: Prostitution in Early Nineteenth-Century Montreal (McGill-Queen’s University Press, 2015) a remporté le prix Lionel-Groulx en 2016, honneur plus que rare pour un livre en anglais. C’est d’ailleurs une honte qu’un tel ouvrage n’ait pas été immédiatement traduit en français. Car ce livre nous donne à voir bien d’autres choses que ces images figées de prostituées, comme cela est souvent le cas dans les ouvrages voués à l’étude de thèmes semblables. Voici devant nous des femmes, des épouses, des sœurs. Elles vont au marché, se présentent volontiers sur la place publique. Elles ont des relations sociales. Elles fréquentent l’église. Elles utilisent même l’appareil judiciaire pour faire valoir leurs droits. En d’autres termes, elles appartiennent tout à fait à leur société, au-delà de cette image de marginales que, pour des motifs moraux, on donne d’ordinaire aux prostituées.

Anna Labelle, alias Mme Émile Beauchamp, la tenancière la plus puissante de Montréal pendant la Seconde Guerre mondiale. Arrêtée pour la dernière fois en 1939, elle se rend par la suite régulièrement au palais de justice dans sa Cadillac, emmitouflée dans un vison, pour libérer ses gérantes. La petite histoire dit qu’elle reçoit chaque semaine des policiers dans sa riche demeure du 219, Sherbrooke Ouest pour planifier les descentes à venir. Elle est incarnée par Dominique Michel dans la série télévisée Montréal ville ouverte. hoto : Archives de la Ville de Montréal | P43-3-2_V26_E271-0

Anna Labelle, alias Mme Émile Beauchamp, la tenancière la plus puissante de Montréal pendant la Seconde Guerre mondiale. Arrêtée pour la dernière fois en 1939, elle se rend par la suite régulièrement au palais de justice dans sa Cadillac, emmitouflée dans un vison, pour libérer ses gérantes. La petite histoire dit qu’elle reçoit chaque semaine des policiers dans sa riche demeure du 219, Sherbrooke Ouest pour planifier les descentes à venir. Elle est incarnée par Dominique Michel dans la série télévisée Montréal ville ouverte. Photo : Archives de la Ville de Montréal | P43-3-2_V26_E271-0

 

Les hommes et les femmes ont des rapports sexuels. Cela ne tient pas à leur classe sociale ni à leur religion. C’est un stéréotype historique que de croire le contraire. Hier comme aujourd’hui, le sexe compte assez pour que le reste ne compte pas. Il reste central malgré les discours qui, périodiquement, défendent une vision négative de la sexualité et de la libido. Même l’univers victorien, malgré le côté caricatural qu’on lui a accolé, ne parvient pas en vérité à étouffer la sexualité.

La grande majorité des femmes qui pratiquent la prostitution dans le Montréal de l’époque sont d’origine irlandaise, explique Mary Anne Poutanen. Ce n’est d’ailleurs pas différent en Ontario. Les Irlandaises sont des immigrantes récentes, sans ressources. Que peuvent-elles faire d’autre pour survivre? Certaines parviennent à devenir servantes. Mais pas toutes. Pour l’historienne, la volonté empressée d’un large public à considérer aujourd’hui les prostituées comme de simples victimes, selon des préceptes moraux de notre époque, est une erreur qui ne résiste pas à l’examen des faits.

Aujourd’hui comme hier, l’espace social comprend toujours des zones d’ombres sexuelles que l’on feint volontiers d’oublier jusqu’à ce que les femmes qui en sont au cœur servent soudain d’exutoires à des manifestations intempestives de «moralité publique». Ces manifestations de zèle empressé, forcément toujours quelque peu hypocrites, comme au temps de la crise de la conscription, sont toujours d’actualité. On se souviendra par exemple d’une des premières promesses populistes du maire Denis Coderre après son élection: éradiquer des rues de Montréal les salons de massage, cette incarnation actuelle de la vieille maison close. Évidemment, les structures légales et sociales ne permettent pas au maire de conscrire autre chose que le langage pour livrer cette guerre perdue d’avance.♦

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