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Antigone et le XXIe siècle

La révolte d’Antigone n’a certainement pas fini d’inspirer: quatre autrices, une Ontarienne et trois Québécoises, ont imaginé de quelle manière l’héroïne de Sophocle conjuguerait sa quête au présent, comment elle répliquerait aux injustices du XXIe siècle.

Théâtre

La révolte d’Antigone n’a certainement pas fini d’inspirer: quatre autrices, une Ontarienne et trois Québécoises, ont imaginé de quelle manière l’héroïne de Sophocle conjuguerait sa quête au présent, comment elle répliquerait aux injustices du XXIe siècle.

«Antigone est l’une des œuvres d’art les plus sublimes et exceptionnelles de tous les temps», peut-on lire dans l’Esthétique de Hegel à propos de la pièce de Sophocle. Cette tragédie, qui aurait été créée en 441 avant Jésus-Christ, l’Ontarienne Anne Carson considère qu’elle en est la traductrice et non l’adaptatrice. Dans une préface pas banale truffée de références, l’autrice d’Antigonick, par ailleurs férue de traductions du grec antique, s’adresse directement à la courageuse héroïne, s’engageant en quelque sorte à lui rendre justice: «Chère Antigone, je prends ça comme la tâche de la traductrice, d’interdire que tu puisses jamais perdre tes cris.»

C’est cette même noble mission que se sont donnée Cocteau, Racine, Brecht, Anouilh, Bauchau et Yourcenar, mais aussi, plus récemment, le Polonais Janusz Glowacki, avec Antigone à New York (Théâtrales, 2005), et les Québécoises Nathalie Boisvert, avec Antigone au printemps (Leméac, 2017), et Marie-Claude Verdier, avec Andy’s Gone (Passage(s), 2018), sans oublier la cinéaste Sophie Deraspe, dont l’Antigone (2019) a été vue et entendue aux quatre coins du monde. «J’ai voulu faire vivre, à notre époque et dans le cadre social de nos villes occidentales, l’intégrité d’Antigone, son sens de la justice et sa capacité d’amour», explique la réalisatrice dans une note d’intention.

Antigone, cette brèche

Publiée en anglais en 2012 chez McClelland & Stewart, la pièce d’Anne Carson nous parvient sept ans plus tard chez l’Arche Éditeur, dans une traduction française d’Édouard Louis. Selon le romancier français, qui flirte de plus en plus fréquemment avec le théâtre, «jamais Antigone n’a été aussi déchirante, aussi vraie et radicale que celle de Carson». C’est ce qu’on peut lire sur le bandeau placé par l’éditeur autour d’Antigonick, une plaquette d’une soixantaine de pages dans laquelle chaque mot est nécessaire, et il se pourrait bien que ces éloges soient justifiés.

Aux personnages de Sophocle, Carson s’est permis d’ajouter Nick, «un élément silencieux» dont elle précise qu’il est «toujours sur scène» et qu’il «mesure les choses». Le traducteur français explique en note de bas de page que le mot anglais nick (qu’on retrouve aussi dans le titre de la pièce) signifie notamment «brèche, entaille, écorchure, une coupure à la surface de quelque chose, la chair, le bois, ou même le temps». S’il est une métaphore qui convient bien à Antigone, c’est celle de la brèche. Le courage et la détermination de la jeune femme s’imposent depuis des siècles comme une source d’inspiration pour celles et ceux cherchant à fissurer les colonnes du temple, à prolonger et à élargir la faille qui se dessine dans l’édifice du pouvoir.

La langue employée par Carson est riche, dense et intertextuelle (la dramaturge cite tout naturellement Hegel, Brecht, Beckett et Woolf), mais elle est en même temps directe, laconique, parfois même comique, quand ce n’est pas franchement triviale: «Sais pas», dit le garde; «Bingo», lance Antigone. Sans oublier Créon, qui navigue sur son «bateau à moteur». Le chœur, dont le ton est plus soutenu, voire poétique, ne se gêne pas pour faire entendre, ici et là, une grinçante dérision:

À quoi ressemble un chœur grec? Il ressemble à un avocat, tous les deux sont dans le business de la recherche d’un précédent, trouver une analogie, localiser un exemple antérieur, et tout cela pour être capable de dire: cette chose affreuse à laquelle nous assistons aujourd’hui n’est pas unique.

Née pour l’amour

La pièce de Carson est certainement féministe. À Ismène, qui estime que «les filles ne peuvent pas s’imposer contre les hommes», Antigone répond: «Et pourtant je le ferai.» Après avoir accusé sa nièce d’être «autonome, autarcique, autodidactique, autodomestique, autoempathique, autothérapeutique, autohistorique, autométaphorique, autoérotique et autoenvoûtée» — s’agit-il vraiment de défauts? —, Créon affirme qu’il ne se laissera pas «embobiner par une femme».

Antigone, sans contredit pacifiste — «Je suis née pour l’amour, pas pour la haine» —, réplique: les habitants de Thèbes «pensent tous comme moi, mais tu as cloué leur langue au sol». La quête de l’héroïne tient néanmoins de la résistance, de la désobéissance: elle comporte une part de subversion que Créon n’hésite pas à qualifier d’«anarchie». Dans un face-à-face vigoureux, Hémon traite son père de «petit dictateur», lui rappelant qu’«aucune ville n’appartient à un seul homme».

Le chœur profère des propos percutants au sujet de l’état de la planète, de ce que les humains font subir à la faune et à la flore: «Il condamne les animaux et les montagnes par ses techniques, de son joug il fait ployer le taureau, il met le cheval à genoux.» Puis, habité par l’urgence, il conclut: «Risible dans ses villes en surplomb, vous le voyez galoper à sa guise, la lave des profondeurs déjà là, à ses pieds

Autant de métamorphoses

«Qu’elle cristallise, à elle seule, la condition humaine ou qu’elle reflète sporadiquement les temps présents, Antigone ne cesse, au gré de ses métamorphoses, de nous interpeller.» C’est ainsi que la conseillère dramaturgique Émilie Martz-Kuhn explique, dans son avant-propos, la manière profonde dont la figure d’Antigone et la pièce de Sophocle «habitent nos imaginaires». Produite par le Trident en mars2019, présentée dans une mise en scène d’Olivier Arteau, la «réappropriation» de Pascale Renaud-Hébert, Rébecca Déraspe et Annick Lefebvre est publiée chez Dramaturges Éditeurs et accompagnée d’une quinzaine de photos du spectacle, toutes prises par Stéphane Bourgeois.

Se déroulant dans un futur que les autrices souhaitent «le moins proche possible», la pièce interroge notre présent en termes politiques, sociaux, économiques et environnementaux. Dans le prologue, signé Annick Lefebvre, Polynice exprime, dans un style brut et néanmoins lyrique, sa colère devant l’état du monde, mais aussi son «espoir de réparation», sa soif de justice:

J’entre dans la ville pour y trouver Étéocle. Ma cervelle pis mes mains sont prêtes, je le crains, à faire volontairement gicler le sang d’autrui. À mener mon frère au tombeau. Parce que c’est pas vrai, Étéocle, que tu vas continuer de te gonfler crissement la bédaine sur le dos du pauvre monde.

Le corps de la pièce, écrit par Pascale Renaud-Hébert, est caractérisé par une langue plus quotidienne, très explicite — certains diront trop —, mais juste, sensible, souvent passionnée, voire émouvante. Antigone s’adresse ainsi à sa sœur: «C’est pas vrai que je vais me fermer la gueule pour me sauver le cul, en sachant très bien que mon silence m’éteint. J’aime mieux être révoltée pis morte, que vivante pis paralysée.» Quant à Hémon, il exprime vivement son amour: «On est remplis de promesses, Antigone. Pis je vais t’en faire mille autres. Je te promets de te faire mille autres promesses.» Cette déclaration, aussi passionnée soit-elle, ne suffira pas à détourner la jeune femme de son combat.

L’insoumission est notre futur proche

Face à Créon, prisonnier de ses idées arrêtées, de sa langue policée et de son État policier, Antigone se tient irrémédiablement debout: «On peut voir la fin de notre ère de l’autre côté, juste là, pis toi, tu me demandes de me soumettre à des décrets qui vont te permettre de mieux contrôler avant que tout brûle?» Un peu plus loin, elle ajoute: «Fuck tes règles, tes conventions, tes attentes, tes demandes, tes contraintes, tes impératifs pis tes ordres. C’t’assez l’aplanissement, le lissage, le pliage. C’t’assez de se taire par engourdissement. C’t’assez. Moi, je me lève, je me dresse, mon gars, pis j’avance.»

Les quatre chœurs, tous de la main de Rébecca Déraspe, font entendre la voix du peuple, des hommes et des femmes plongés dans l’état d’urgence instauré par Créon, des plaidoyers truffés de mots anglais: «Les policiers munis d’fusils, c’est marche ou perds la vie. Les strange people, qu’on les crucifie. Rivalité is over, l’hostilité c’est fini. Créon a pris le lead, stratégie d’un insoumis.» Dans le dernier chant du chœur, la parole est non seulement affranchie des termes anglais, elle est aussi fédérée, retentissant d’un seul «nous» libérateur: «On veut vivre avant de mourir, sans se soumettre toujours, comme l’Histoire nous a appris à le faire. L’insoumission est notre futur proche. Nous serons mille et plus encore à abolir la subordination.»

C’est à Ismène, la survivante, que Pascale Renaud-Hébert a choisi d’accorder le mot de la fin, un monologue bouleversant dans lequel la jeune femme refuse d’être freinée par son passé: «Tu le vois ben que tout est troué, mais tu plonges quand même tes deux bras là-dedans, en sachant que tu vas constamment danser sur le bord d’un gouffre immense, tellement consciente de tes limites, qui te définissent probablement même pas.» Avec tant de détermination, de lucidité et de lumière, il se pourrait bien qu’on évite le pire, et même que la vie renaisse de ses cendres.

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Anne Carson
Paris, l'Arche
2019, 64 p., 24.95 $
Pascale Renaud-Hébert, Rébecca Déraspe, Annick Lefebvre
Montréal, Dramaturges Éditeurs
2019, 144 p., 18.95 $