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Ancres et récits

Beau livre
Thématique·s

Après avoir parcouru Mumbai (Bombay) et l’avoir immortalisée dans un premier livre enveloppé d’une brume ténébreuse titré simplement Sillages — dont le tirage, dit-on, aurait été entièrement détruit par l’insatisfait photographe —, Charles-Frédérick Ouellet revient quatre ans plus tard sous l’enseigne des Éditions du Renard avec Le naufrage. Passant de Sillages, récit d’atmosphère où la réalité et la fiction se côtoyaient, Ouellet propose maintenant d’explorer le Québec, plus précisément le fleuve Saint-Laurent des pêcheurs dans ce «projet d’investigation photographique, se situant à la frontière des approches documentaire et poétique».

Dérives

Sur la couverture, aucune indication, ni titre, ni nom; ne surgit qu’une mouette au plumage d’un blanc presque virginal qui, ailes déployées, plane dans le tiers supérieur. La quatrième de couverture revêt le même noir abyssal qui donne au livre une aura énigmatique; au bas, le nom de l’éditeur, comme on retrouvera sur le dos, accentué par de légères dorures, le nom du photographe et le titre en lettres capitales.

Les pages de garde, comme certains livres anciens, sont marbrées; différentes teintes de bleu, du blanc et des touches de jaune forment des motifs qui imitent les courants de la mer et les vicissitudes que les marins peuvent y trouver. Tout l’ouvrage du reste est construit dans une tentative de se «réapproprie[r] les codes graphiques du livre ancien et du manuel de navigation historique». Dans ce parti pris, il y avait le risque pour celui qui éprouve «le désir de parler de notre histoire, de nos origines, de la force des éléments», de s’enliser dans une fétichisation du passé et de n’en tirer finalement qu’un faux livre ancien aux accents folkloriques. Tout de même, on arrive difficilement à comprendre la nécessité d’un tel choix. Cependant, le travail de Charles-Frédérick Ouellet, qui rappelle à certains égards celui du photographe français et membre de l’agence Magnum Jean Gaumy, brouille et réinterprète, par sa photo granulée et vaporeuse, les codes du reportage photo traditionnel et produit un livre en continuité avec son premier opus, poursuivant ainsi la veine du récit d’atmosphère.

Malgré cela, il est bien décevant d’admettre que l’ouvrage est en partie raté; l’objet manque de raffinement dans le choix de ses matériaux et révèle de légères anomalies de mise en pages. La reliure demi-toile, malheureusement, s’effiloche et le choix du format ne rend pas justice à l’ampleur du projet photographique de Ouellet. Mais si la qualité d’un tel livre devrait être primordiale et indiscutable, je ne voudrais pas me limiter à le juger ce livre à travers le prisme de la technique. Il paraît évident, selon moi, que l’enjeu de cet ouvrage est ailleurs.

L’appel du pays

Périples effectués entre 2010 et2016, Le naufrage s’ouvre sur plusieurs photographies de rochers, âpres et foncés, voilés de neige et de glace. Comme si d’emblée, pour comprendre la beauté rustique du geste des pêcheurs et de leur constante tension avec les éléments, s’amarrer à la langue rude et ciselée des pierres s’avérait fondamental. Ensuite, le fleuve se présente à nous; la mer s’ouvre et sur cette mer, la houle, la furie que l’on pourrait reconnaître dans les toiles ensauvagées du peintre anglais William Turner. Plus sombre que ce dernier, sans sa divine lumière, l’ensemble, habité par un éclat dramaturgique crépusculaire, est ensorcelant. Son approche documentaire quant à elle est sobre et mesurée, à distance de son sujet, sans devenir clinique.

Le photographe est présent toutefois, à la dérobée, comme on vole un secret qu’on ne peut dissoudre. Dans cette nature à bout de nerfs, empreinte d’une violence toute romantique, Ouellet s’efforce de faire naître notre pays, son histoire et les grandes lignées qui naissent et perdurent dans le verbe de ses pierres, de sa terre et de son fleuve. Mais ce verbe achoppe sans cesse dans le palais. Fabien Cloutier, qui signe en fin d’ouvrage un poème, tente bien de dompter ce naufrage et, sans remettre en cause sa sincérité, le texte, tricoté de gauches métaphores, peine à tenir le navire à flot.

Le naufrage est, on le devine, imminent, la lecture en devient dès lors trop dirigée. Ouellet a le franc désir de célébrer nos origines, mais ne nous présente que des fils déchus d’une race surhumaine aux aspects fantomatiques. Bien sûr, il souhaite ne pas les voir disparaître, ces hommes. Eux, en revanche, ont semble-t-il une idée assez nette de ce qu’ils deviendront. En témoigne l’éloquent regard du pêcheur de la page 85. Ou encore les combats — perdus d’avance — de ces corps tendus, flous, se confondant presque avec le paysage. En concluant avec de ténébreux nuages, on ne fait qu’amplifier l’idée que les éléments auront toujours le dernier mot. Prémonition? L’investigation alors souhaitée par l’artiste devient récit et c’est peut-être là le seul intérêt du livre. ♦

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Charles-Frédérick Ouellet
Montréal, Éditions du Renard
2017, 108 p., 55.00 $