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Ambitieuses, aimantes, révoltées : tout ça pêle-mêle

Ambitieuses, aimantes, révoltées : tout ça pêle-mêle

«La mort nourrit la mémoire», soutient Carmel Dumas dans le touchant hommage qu’elle rend à sa sœur.

Thématique·s
Récit

«La mort nourrit la mémoire», soutient Carmel Dumas dans le touchant hommage qu’elle rend à sa sœur.

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Avant même de le lire, ce livre m’intriguait. Je savais que Tête-à-tête avec ma sœur Evelyn parlerait de sororité, que ce serait un portrait de femme par une autre femme, et qu’il serait question de leur Gaspésie natale – éléments qui résonnent avec ma propre vie. Par ailleurs, ce récit paraît aux éditions de la Pleine lune, une maison d’importance au Québec pour la publication d’œuvres d’écrivaines. Celle de Carmel Dumas s’ajoute, dans mon imaginaire, à cette constellation. Mais elle est aussi une contribution incontournable à l’histoire du Québec, puisqu’on y présente, dans un habile travail d’archives, Evelyn Dumas, une «pionnière dans le milieu journalistique québécois», la «première jupe à couvrir les débats à l’Assemblée législative», une «modèle pour nombre de têtes d’affiche féminines de l’information».

La bonne et la mauvaise

C’est par le prisme de la dépression, et de ce qui incombe à celles et à ceux qui choisissent de rester et de prendre soin, que se déploie ce texte autobiographique. Dumas, qui a été, au cours de longues années, l’aidante naturelle et la curatrice légale de sa sœur, fait œuvre de mémoire avec l’intention de rendre «à Cléopâtre ce qui est à Cléopâtre». De peur que l’histoire ne garde d’Evelyn Dumas que le nom ou bien l’idée lointaine d’une journaliste maniaco-dépressive, l’autrice prend le parti d’écrire sur cette dernière depuis la dualité qui a présidé à sa vie: «[J]’ai saisi qu’il y avait toujours eu deux Evelyn. La mieux connue, attachante et brillante; l’autre, sujette aux humeurs changeantes et aux éclats de colère.»

Ainsi, on nous raconte les jalons atteints et dépassés par Evelyn Dumas, qui a été l’une des premières femmes journalistes au Québec à faire du reportage politique; correspondante à Paris, New York, San Francisco et Washington; conseillère de René Lévesque. On rend compte de ce qui a marqué le chemin de cette femme, qui a décidé de s’engager dans un monde a priori hostile. On constate l’ampleur des obstacles à ses ambitions: la morale religieuse, les idéologies politiques, le sexisme ambiant et la misogynie institutionnelle. Dumas rapporte aussi comment la maladie s’est insinuée dans la vie d’Evelyn et a défini l’évolution erratique de sa carrière, mais également celle d’une condition féminine à l’intersection des précarités mentale et économique. Ce qui est particulièrement intéressant dans la lecture des événements faite par l’autrice, laquelle entrevoit ce projet d’écriture comme un véritable «casse-tête», c’est qu’elle suggère que la «folie» de sa sœur est autant la conséquence de prédispositions psychologiques et neurologiques que du contexte culturel et politique: «Un moment est venu où je ne pouvais plus supporter le poids de ces événements qui pénétraient jusqu’au cœur de ma vie», note Evelyn dans son journal. «Et au même moment mon entourage n’a pu supporter mon effondrement.»

Avant tout, témoigner

La vie d’Evelyn Dumas nous offre un point de vue privilégié sur le milieu médiatique, l’institution psychiatrique, les centres d’hébergement, les enjeux liés à la protection des personnes inaptes, et les dynamiques de pouvoir qui ont déterminé les «grands événements» du Québec: l’élection de René Lévesque, les mouvements syndicalistes, la venue de De Gaulle à Montréal, la crise d’Octobre. L’autrice, elle-même journaliste, a écrit ce récit à la manière d’un reportage. On peut le lire comme un ouvrage de référence pour découvrir les faits marquants d’une histoire du journalisme: les noms et les dates importantes, les alliances, les rivalités et les trahisons qui se jouent en coulisses. Dumas utilise des extraits d’archives, de lettres, de journal intime, de témoignages d’ami·es et de proches pour étayer sa perspective singulière. À d’autres égards, on peut aborder le texte comme une revue à potins. On y retrouve beaucoup d’anecdotes que les initié·es reconnaîtront, mais qui échapperont à de plus jeunes lecteur·rices. En effet, j’aurais lu ce livre avec davantage d’engouement si j’avais eu une meilleure connaissance de la scène médiatique québécoise.

Les faits, les dates et les noms défilent rapidement. Ce récit a le rythme des topos d’informations, ce qui peut étourdir. Malgré cela, l’écriture est impeccable. Dumas a un don pour reconstituer le fil des événements, ainsi que pour créer des tensions narratives et même un certain suspense grâce à des stratégies d’anticipation – le tout dans un style sans fioritures s’accordant au sujet de l’ouvrage. Elle réussit enfin à mettre un peu d’ordre dans la vie de sa sœur, qui avait perdu, dans ses derniers moments, la finesse d’esprit légendaire qu’on lui connaissait.

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Carmel Dumas
Montréal, Pleine lune
2022, 328 p., 29.95 $